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depuis de longues semaines, figé là par un de nos obus lors de la dernière retraite des Allemands dans ce secteur. Derrière ses glaces brisées, affalés sur les banquettes, des officiers allemands doivent dormir leur dernier sommeil. Mais nul, ni d’un côté ni de l’autre de la barricade, ne peut pour l’instant se risquer à aller faire l’inventaire du funèbre contenu de cet auto ; et pendant des semaines sans doute, il profilera encore sur ce coin de ciel sa silhouette élégante et muette.

Le commandant D… nous fait admirer sa section de mitrailleuses admirablement installée dans un coin de la tranchée, la gueule du mortel outil béante et silencieuse dans un mince créneau, mais prête à cracher le métal mortel.

Nous retournons maintenant sur nos pas et soudain, près du bureau ( ! ?) du commandant, c’est une ruée pittoresque et rapide de fantassins, le fusil d’une main, l’autre joyeusement tendue. Le vaguemestre vient d’arriver, et déjà il distribue ces petits papiers maculés de griffonnages noirs par quoi les âmes qui se chérissent communiquent à travers les espaces. Pendant ce temps, des shrapnells allemands éclatent, ma foi vraiment très près de nous ; mais personne ne prête attention à leur nuage blanc, à leur fracas pourtant douloureux à l’oreille, au sifflement tout proche et si étrange de leurs balles de plomb : on est tout « aux lettres » et la mort même est maintenant éclipsée par un événement qui semble la dépasser infiniment en importance.

O vaguemestre, être béni des dieux et surtout des hommes, messager divin qui mets une petite sueur d’angoisse aux tempes des plus farouches soldats, chose que n’a jamais pu faire la mort imminente, toi, qui est plus craint et plus espéré que Jupiter et ses modernes succédanés, car tu dispenses le bonheur ou la déception, ô très désiré vaguemestre, toi dont les humbles galons de sous-officier pourtant bien usés déversent, lorsqu’ils surgissent à l’horizon, plus de soleil aux âmes que le soleil levant, dis-moi, ô vaguemestre, si les Hébreux accueillirent jadis la céleste manne avec autant de transport qu’en procure à ces braves guerriers la nourriture que tu verses à leur cœur affamé ! Mais peut-être, ô vaguemestre, ne sais-tu pas ce que c’est qu’une prosopopée, et peut-être, as-tu aussi oublié ton Histoire sainte, si jamais tu l’as sue, ô divin porte-bonheur. Sache du moins, si tu ne peux me répondre, que tu es le vrai dieu de cette guerre,