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mettra d’un seul coup plusieurs hommes hors de combat. Ce sont, en somme, des considérations de probabilités qui dictent en ce cas la conduite d’une batterie et celle d’un groupe d’hommes non défilés par rapport à elle. Si même l’ennemi tirait un nombre égal de coups sur un groupe, qu’il soit dispersé ou non, la chance pour l’ensemble du groupe de s’en tirer indemne serait plus grande en ordre dispersé, de même qu’à la roulette, en répartissant plusieurs louis sur des numéros différens, on a plus de chance de gagner qu’en les mettant tous sur le même numéro. Il y aurait là un joli sujet de concours à proposer par l’Académie des Sciences : « De l’application du calcul des probabilités à l’art de la guerre ; » ou encore : « De l’influence de la loi des moindres carrés sur la chance qu’ont les militaires de rentrer au bercail sans avoir les os cassés. » Beaux sujets de thèses à soutenir en Sorbonne !

En fait, un seul obus de 77 qui éclate assez loin de nous vient saluer notre rapide passage. Le 77 n’est d’ailleurs réellement dangereux que lorsqu’il vous tombe tout juste sur le bout du nez. A quelques pas, il est presque négligeable et c’est proprement l’ « obus humanitaire, » ainsi que je l’ai entendu dénommer par d’humbles guerriers pantalonnés de garance.

Nous voilà maintenant défilés par un pli de terrain et nous arrivons à l’Aisne Le pont de pierre sur piles qui la traversait à cet endroit est démoli ; on y fait une réparation de fortune au moyen de madriers pour le passage des fantassins qui sans cesse doivent traverser la rivière pour leur relève et leur ravitaillement d’un bord à l’autre de la rivière, mais la passerelle ainsi faite a été plusieurs fois démolie par les obus boches. Cela tient évidemment à ce que la position du pont, encore qu’invisible directement des positions ennemies, peut être atteinte par leur tir indirect, étant indiquée sur la carte. Aussi, on s’est finalement arrêté à la solution élégante d’une passerelle sur chevalets construite en un tournemain par nos sapeurs et qui, à quelques décamètres de là, fait la nique à l’ennemi, tandis que celui-ci continue à arroser innocemment de ses projectiles tonitruans les ruines inutilisées du pont de pierre. Tant il est vrai, dans cette guerre, que la meilleure chance de sécurité est de n’employer pour quelque usage que ce soit aucun des ouvrages indiqués sur les cartes, d’habiter en dehors des maisons, de marcher ailleurs que sur les chaussées, de ne jamais passer les