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ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces. » Mme de la Maisonfort, il faut le reconnaître, dut être assez capable, et coupable, de cette double imprudence. Conduire ses filles à la vertu par de beaux sentimens : oui, c’était son affaire, et je crois qu’elle entra trop bien dans ce programme flatteur. Les beaux sentimens ouvrent une voie royale, où la vertu, plus modeste, ne vient pas toujours à leur suite.

Quoi qu’il en soit de l’erreur commune à la fondatrice et à son auxiliaire, et quelque longue et difficile qu’ait été la réforme qui, dès 1690, parut nécessaire pour y remédier, donnons un regret à ce Saint-Cyr des premières années, si brillant et si aimable. L’idée en était un peu chimérique ; elle a comme une fleur de jeunesse et de fantaisie, trop rare chez une Maintenon. Les dangers en étaient évidens, et plus graves peut-être que ceux auxquels il fallut parer dès l’abord[1]. Mais il faut avouer que ces beaux bâtimens et ces ombrages, cette éducation noble, aisée, sans contrainte, qui allait des plus hauts délassemens de l’esprit aux plus humbles travaux manuels ; ces dames vêtues d’une étamine délicate, de batiste fine et de rubans ; cette supérieure éloquente et poète ; les bonnes grâces du Roi, l’empressement de la Cour ; les plus grands esprits du siècle ne dédaignant pas de s’entretenir avec les religieuses ; les musiciens de Louis XIV venant jouer, aux fêtes de Noël, des symphonies religieuses, « une musique des anges, » dans la salle de communauté ; Racine, enfin, composant pour Saint-Cyr deux de ses chefs-d’œuvre, et essuyant derrière la scène les beaux yeux d’une jeune actrice qu’il avait fait pleurer[2] : il faut avouer que tous ces traits composent un tableau assez rare, et comme un petit coin délicieux, libre et charmant dans la fresque du grand siècle. Deux ou trois ans plus tard, le théâtre sera muet, les violes, les basses et les flûtes du Roi se seront tues ; on ne verra plus dans les allées de Le Nôtre ni princesses ni poètes, et l’on aura si bien coupé les ailes au bel esprit que les demoiselles n’auront « même plus le sens commun. » Saluons le

  1. Mlle de la Fayette écrivait avec assez de sens : « De songer que trois cents jeunes filles, qui y demeurent jusqu’à vingt ans, et qui ont à leur porte une cour de gens éveillés… — de croire, dis-je, que des jeunes filles et des jeunes hommes soient si près les uns des autres sans sauter les murailles, cela n’est presque pas raisonnable. »
  2. Cette actrice n’était point Mme de la Maisonfort, comme le répètent au hasard les anecdotiers, mais sa jeune sœur.