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Directoire, à la veille du 18 Brumaire, il n’y avait plus de patriotisme qu’aux armées, les Assemblées et les autres classes de la nation se trouvant fortement entamées par le pyrrhonisme politique, l’agiotage, la fureur du plaisir, l’anarchie morale, par cette autre grande école d’immoralité, les coups d’Etat répétés qui frayèrent le chemin à Bonaparte. Encore cette thèse paraît-elle trop absolue, et y aurait-il lieu d’y proposer quelques tempéramens.

Louis Legrand montre avec force que la Révolution, malgré ses destructions parfois incohérentes, n’a pas fait table rase du passé : « La France qu’on pouvait croire abattue, déracinée, cette France, au contraire, comme un arbre plein de sève, que stimule un énergique élagage, a poussé des rameaux plus fournis et plus verts. » Il semble bien au reste que les vertus guerrières de la Révolution sont un ressouvenir de la civilisation chevaleresque. Le présent n’est presque jamais que le passé sous un nouveau nom.

L’armée, qui est la patrie vivante, la patrie en marche et en action, se fortifiait, se retrempait par les nouveaux principes, par la fusion des vieux soldats avec les jeunes soldats de l’an II et des années suivantes. Victor Hugo a dit magnifiquement :


La liberté sublime emplissait leurs pensées.
Flottes prises d’assaut, frontières effacées
Sous leur pas souverain ;
O France, tous les jours c’était quelque prodige,
Chocs, rencontres, combats ; et Joubert sur l’Adige,
Et Marceau sur le Rhin.

On battait l’avant-garde, on culbutait le centre ;
Dans la pluie et la neige et de l’eau jusqu’au ventre,
On allait en avant !
Et l’un offrait la paix, et l’autre ouvrait ses portes,
Et les trônes, roulant comme des feuilles mortes,
Se dispersaient au vent !

La Révolution leur criait : « Volontaires,
Mourez pour délivrer tous les peuples vos frères ! »
Contens, ils disaient oui.
« Allez, mes vieux soldats, mes généraux imberbes ! »
Et l’on voyait passer ces va-nu pieds superbes
Sur le monde ébloui !


Ainsi la vraie croisade, avec son peuple de soldats obscurs,