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semblables. Il s’agissait seulement de ne pas se trahir ; ne livrer ni son nom ni son métier, et ne pas se faire reconnaître par les personnes que l’on pouvait connaître à Bucarest.

Pour Cantacuzène, c’était chose assez facile. Il connaissait la ville, il savait les points qu’il fallait éviter, et si même il était vu par quelqu’un, il avait toujours le prétexte de dire qu’il passait par-là pour voir des parens, comme cela lui arrivait parfois. Moi, j’avais des collègues dans le corps diplomatique et des connaissances éloignées parmi les Roumains. Si on me savait à Bucarest, le but de ma présence serait découvert. Je dus donc prendre le parti de ne pas du tout sortir le jour, et ce n’est que le soir, à la lueur des lanternes, que j’allais prendre l’air, ou quelquefois de très grand matin, à huit heures, lorsque personne des gens du monde n’est dans la rue. Pour plus de sûreté, je prenais la précaution de circuler dans les quartiers éloignés, dans le parc de Herestrees, et d’avoir en main un mouchoir pour m’en couvrir la figure au coin des rues ou lorsque je redoutais la possibilité d’une rencontre, où je pourrais être reconnu.

Mon entrevue avec M. Bratiano eut lieu le lendemain même de mon arrivée, au ministère des Finances, où j’arrivai, ainsi qu’il était convenu entre lui et le baron Stuart, à neuf heures du matin, en me faisant annoncer comme M. Alexandresco. La fiction que M. Bratiano me proposa d’adopter pour expliquer, s’il y avait lieu, ma présence à Bucarest et mes visites comme M. Alexandresco, était que, Roumain d’origine et ancien militaire russe, je voulais m’établir en Roumanie et y prendre du service dans l’armée. C’est ainsi qu’il parla de moi à ses collègues, lorsqu’il eut à leur expliquer les audiences qu’il m’accordait.

Je trouvai en Bratiano un vieillard très vivant, très vif, très sympathique, enthousiaste des années 40 où, étudiant à Paris, il avait pris part à la révolution de Février : revenu dans sa patrie, il garda le stigmate d’un révolutionnaire et d’un républicain. Il se rallia pourtant à la monarchie, fut député et ministre et se distingua par les sympathies chaleureuses qu’il témoigna aux Chrétiens d’Orient, notamment aux Bulgares lorsqu’ils subissaient le joug de Midhat pacha. Arrivé avec le prince Charles en Crimée, il y devint partisan de la Russie qu’il combattait jusqu’à ce moment, quand il la vit décidée à tirer l’épée pour l’émancipation de ses coreligionnaires. C’était en outre