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que roi ; s’il ne bénissait pas et n’oignait pas de sa main ses évêques, comme Moïse bénit et oignit Aaron, ainsi qu’il est dit dans le Lévitique, il bénissait son Reichstag : « Allez, messieurs ! que notre vieux Dieu veille sur vous ! qu’il vous accorde sa bénédiction pour l’accomplissement d’une lourde tâche au service de la patrie. Amen ! » (4 juillet 1893.)

« Les prêtres, les rois, les prophètes… et les martyrs, » disaient les évêques carolingiens. Fustel de Coulanges a bien fait ressortir que ce caractère religieux, sacerdotal, de la royauté était en effet une source de martyres pour le roi, pour son peuple et pour le reste du monde : « Cette puissance surhumaine est un lourd fardeau. Je doute qu’elle ait rendu le gouvernement des hommes plus facile. Les Carolingiens furent écrasés par la haute idée qu’ils se firent de leur pouvoir. Commander au nom de Dieu, vouloir régner par lui et pour lui quand on n’est qu’un homme, c’est s’envelopper d’un réseau d’inextricables difficultés. Compliquer la gestion des intérêts humains par des théories surhumaines, c’est rendre le gouvernement presque impossible[1]. » Les théories de Guillaume II n’ont pas rendu son gouvernement facile et c’est d’elles que sortent aujourd’hui les martyres de la Belgique, de la Serbie et de la Pologne, les souffrances de l’humanité tout entière, en attendant la crucifixion de l’Allemagne elle-même. C’est elles qui ont transformé la politique intérieure et extérieure de l’empire bismarckien.

D’un régime qui se disait national-libéral au dedans et qui, à défaut de la liberté, prenait du moins pour guide la sécurité de la Nation, elles ont fait comme une reprise de féodalité, une organisation hiérarchique, mais servile. D’une puissance qui se disait pacifique au dehors, défenderesse et championne armée de ses droits reconquis, et de quelques autres, mais respectueuse des intérêts du voisin, elles ont fait une accapareuse insatiable, une demanderesse infatigable de privilèges toujours nouveaux, un tyran de droit divin, qu’elles ont poussé et un jour acculé à la guerre, — un fléau de Dieu. Bismarck, serviteur de la Nation, avait été et voulu être un ouvrier de la paix européenne, persuadé que l’Allemagne, la Prusse et sa propre personne avaient tiré de la guerre tous les profits raisonnables.

  1. Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions, p. 233.