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ont tiré d’eux-mêmes une œuvre originale, et plus rares encore, et plus grands ceux qui trouvèrent une solution à ces problèmes de la vie politique et sociale où les méthodes et les données de la science ne sont toujours que d’un médiocre rendement. C’est pourquoi Luther et Bismarck dominent de si haut la foule des médiocrités germaniques.

Encore ne faut-il pas mesurer ces grands hommes d’Allemagne à l’aune de nos exigences latines. Notre humanisme intégral, notre ambition d’œuvres universelles et éternelles ne nous fait trouver grands à Paris que les hommes qui doivent l’être aussi pour l’univers et pour l’éternité : le Gréco-Latin veut être un homme de partout et de toujours, ἄνθρωπος εἰς ἀεί (anthrôpos eis aei), et le vers de Lucain est resté sa devise, « se croire mis au monde, non pour soi, mais pour le monde entier, »


Non sibi, sed toti genitum se credere mundo.


De nos moralistes et de nos législateurs, surtout, de nos bâtisseurs de société, d’Etat ou d’Eglise, nous exigeons le sens et le respect de l’humanité éternelle, et nous réclamons, de leurs œuvres, la possibilité de valoir autant pour les nègres que pour les blancs, autant pour l’homme des cavernes que pour celui des aéroplanes. L’Allemagne est plus facile à contenter : pour être un grand homme, un génie d’outre-Rhin, il suffit de répondre aux besoins immédiats de la race et de l’époque, à l’attente présente de la Germanie, à ses ambitions locales et passagères.

Quand après les quatre siècles (1100-1500) de l’interminable querelle entre le Pape et l’Empereur, entre l’Eglise et l’Etat, — au vrai, entre le christianisme romain et le tempérament germanique, — Luther parut, son règlement religieux le fit et le fait encore proclamer grand homme, génie, apôtre, par un bon tiers de l’Allemagne ; mais donna-t-il une solution qui pût convenir à tous les chrétiens de son temps, de tous les temps, ou même, seulement, à d’autres chrétiens qu’à ceux de l’Allemagne et d’une certaine Allemagne ?… Le luthéranisme est chose spécifiquement germanique dont jamais les autres hommes blancs n’ont pu s’accommoder ; même en terres allemandes, Luther n’a mis et gardé son emprise que sur les seules peuplades germaniques, chez qui jamais l’influence étrangère