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allemands, a formé le fond des coutumes germaniques jusqu’à la Renaissance., A en croire Savigny notamment, le droit n’a jamais été pour les Teutons ce qu’il est pour les Latins, à savoir un rapport rationnel de libertés. Il est, pour eux, « une force, une fonction du peuple. »

De là à glorifier la force comme l’expression d’une supériorité vraie qu’il convient de respecter, il n’y avait pas loin. La force n’est plus seulement représentée comme créant la justice, elle est identifiée avec le droit divin. « Dieu ne parle plus aux princes par des prophètes et par des songes ; mais il y a vocation divine, professe gravement Treitschke, partout où se présente une occasion favorable d’attaquer un voisin et d’étendre ses propres frontières. » Nous voici, en plein XIXe siècle, ramenés au jugement de Dieu. La force est regardée comme signe d’élection. Elle est la seule chose qui compte, l’unique indice de valeur, ce devant quoi les faibles, individus ou nations, doivent s’incliner, ce au nom de quoi, en définitive, il est juste, il est beau, il est bon qu’ils soient écrasés. « Ils s’étaient montrés incapables de créer un puissant État sur la base du droit et de l’ordre politique, » dit des Polonais le prince de Bülow pour justifier leur démembrement. Le rôle des faibles, en conséquence, ne saurait être que de disparaître ou de vivre sous la domination des vainqueurs, qui, eux, sont les élus de Dieu, les prophètes et les prêtres de la divinité immanente à l’univers.

Et parce qu’elle est le plus sûr instrument de la force, l’épreuve en vérité souveraine, la guerre est divine. Pour le maréchal de Moltke, elle réalisait la plus haute manifestation qu’on pût concevoir de Dieu ici-bas. « Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ? Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toutes choses[1], » reprend Zarathustra, qui n’entonne ce péan en l’honneur des combats que parce qu’il leur sait gré d’exalter les puissances de l’âme, qui risquent de s’assoupir dans les travaux de la paix. Au surplus, il estime, avec ses concitoyens, que le moi se pose en s’opposant, pour reprendre la formule de Fichte. « Assez d’amour comme cela, écrivait Hewegh avant 1870, essayons maintenant de la haine. » La guerre, à la condition d’être haineuse, nous maintient, en effet, dans le plus haut état de tension auquel il soit donné à l’homme

  1. Ainsi parlait Zarathustra, p. 59.