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formation et le maintien de l’idée de patrie : elles y représentent la tradition poétique, la foi, toujours si puissantes sur les âmes ; elles frôlent l’histoire, créent parfois des personnages imaginaires, vrais cependant de cette vérité qui se dégage d’une situation, explique une foule de sentimens confus et tendres, d’autant plus chers aux foules qu’ils reflètent leurs habitudes, leurs désirs, leurs rêveries. Il n’est pas sûr que Guillaume Tell ait existé ; force historiettes romaines, passées au crible d’une sévère critique, ont été reconnues mensongères, et, pour chaque peuple, mille traditions charmantes ne résistent guère à l’analyse ; cependant on les répète, on les répétera toujours, et celles qui parfument l’idée de patrie resteront parmi les plus accréditées, en dépit des savans trop sceptiques. Filles de l’illusion, cette magicienne qui transforme les cailloux en diamans et agrandit à l’infini le champ de la pensée, elles s’enroulent gracieusement, comme un lierre mystique, autour des âmes primitives, à l’aurore des civilisations qu’elles accompagnent jusqu’à leur apogée. Pour qu’elles naissent et grandissent, nature et imagination ont en quelque sorte conspiré : une molécule de vérité, une large part de fantaisie, la rêverie intime des humbles brodant ses arabesques sur un canevas solide, leurs aspirations poétiques se condensant en mythes singuliers, pour satisfaire ce goût du merveilleux qui est en nous, et entr’ouvrir la porte du monde divin. Chose admirable, notre épopée patriotique de 1914-1915 devient tellement sublime et immense, que dans quelques siècles nos descendans seront tentés de ranger parmi les pures légendes les vérités les plus certaines.

Il semble tout à fait inexact de prétendre que le patriotisme ancien ait eu pour champ d’action un territoire restreint ; l’exemple de Rome prouve le contraire. Et aujourd’hui, le patriotisme n’embrasse pas seulement de vastes nations groupées sous la forme d’Etats : n’est-il pas aussi le levier moral de moyennes ou de petites nations telles que la Belgique, la Hollande, la Suisse, les Balkaniques. Mais il est vrai que le patriotisme des anciens se confondait habituellement avec la religion, absorbait l’individualité et le foyer, impliquant la haine de l’étranger, demeurant un privilège réservé à une élite ; tandis qu’aujourd’hui il a perdu, totalement ou partiellement, ces caractères.

Ceci fait mieux comprendre la portée de certaines