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dans tout l’univers comme s’il n’y avait plus que des citoyens de la même ville, des parens habitant ensemble la maison de famille. On vient des pays les plus éloignés, des rivages que la mer sépare, porter ses affaires aux mêmes tribunaux et se soumettre aux mêmes lois. Des gens étrangers entre eux par la naissance se rassemblent dans les mêmes lieux, attirés par le commerce et les arts, ils concluent des alliances et s’unissent par des mariages. C’est ainsi que le sang des uns et des autres se mêle, et que de tant de nations il s’est formé un seul peuple. »

De même Claudien félicite Rome d’avoir fait du genre humain un seul peuple.


Hæc est in gremio victos quæ sola recepit,
Humanumque genus communi nomine fovit.


Rutilius Numatianus constate que, par le bienfait de sa législation, Rome a fait de l’univers une seule ville, donné une patrie à tous les peuples.


Dumque offers victis proprii consortia juris,
Urbein fecisti quod prius orbia erat.


On peut très bien soutenir, avec Fustel de Coulanges et Gabriel Tarde, que l’invasion des Barbares n’a nullement infusé un sang nouveau à l’Europe décrépite, qu’elle n’a fait que comprimer et arrêter l’imagination civilisatrice pour mille ans : tout ce qu’il y eut de viable, parmi les vices de la corruption barbare superposés à la décomposition romaine, c’étaient les débris subsistans de Rome et le christianisme propagé grâce à Rome. La société chrétienne continuait la société romaine, et ce monde civilisé du Ve siècle périssait autant par ses vertus que par ses vices. « Rome, dit Gaston Boissier, ne se souvint plus de l’art de vaincre, mais elle n’oublia jamais l’art de gouverner. » Et cette maxime, que le hasard fait mieux nos affaires que nous-mêmes, est vraie souvent pour les individus, rarement pour les peuples.

La patrie, étant une religion, est aussi une passion ; au fond » l’humanité n’obéit qu’à, ses passions et à ses rêves, les seuls orateurs qui persuadent toujours. Et la patrie apparaît encore comme un pont jeté entre le fini et l’infini, comme une harmonie entre le monde divin et le monde réel, comme une communion dans le passé, le présent et l’avenir.