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Et ce culte domestique va au point, que les biens héréditaires, même en se partageant entre les enfans, n’en restent pas moins le patrimoine de la famille ; ils demeurent affectés à une dette commune, le culte perpétuel dû aux mânes des ancêtres et aux lares du foyer.

Une communion de bienfaits et de bons procédés reliait les générations, la cité vivante s’enracinait fortement dans la cité morte. L’Oreste d’Eschyle invoque en ces termes son père mort : « O toi qui es un Dieu sous la terre ! » Electre le conjure « de lui donner un cœur plus chaste et des mains plus pures que sa mère. » « Rendez aux dieux mêmes ce qui leur est dû, conseille Cicéron ; ce sont des hommes qui ont quitté la vie ; tenez-les pour des êtres divins. » Oui, des êtres divins qui, sous la terre, vivaient d’une existence souterraine, parfaitement réelle. Et, quant aux dieux de la cité, eux aussi sont attachés à celle-ci par un contrat que chaque citoyen regarde comme très authentique, créant des droits et des devoirs de chaque côté. En campagne, chaque armée emmenait ses dieux avec elle ; assiégeait-on une ville, on invoquait ses dieux pour qu’ils permissent sa prise ; il arriva même que, pour empêcher la désertion de leurs dieux, les assiégés les chargèrent de chaînes.

Une telle conception de la patrie a pu paraître tout ensemble bien absolue et bien étroite aux intelligences éprises, trop éprises d’idées générales : il n’en est pas moins vrai qu’elle a singulièrement contribué, pendant des siècles, au prestige du peuple artiste par excellence, du peuple conquérant par excellence, et que, pour le premier du moins, la diminution du patriotisme religieux, auquel succéda le patriotisme des lois et des institutions, eut des résultats funestes. L’esprit de parti mina insensiblement l’esprit de patriotisme, sentiment jaloux qui n’admet pas de nuances, pas de distinctions, bloc intangible auquel on ne peut faire brèche sans risquer de démolir la forteresse tout entière. Et, quand les Grecs n’aimèrent plus leur patrie qu’autant qu’ils aimaient le régime politique qui triomphait, ils furent bientôt la proie de Rome.

M. Boutroux met en opposition deux grandes dates du passé : « Marathon et Chéronée résument l’histoire militaire de l’humanité. A Marathon, une poignée de citoyens, combattant pour les tombeaux de leurs aïeux, pour leurs temples, pour leurs lois et pour la liberté, mirent en déroute une foule sans nombre qui