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ruisseau et l’herbe tendre nourrissent leur inconsciente insouciance. Mais la neutralité est une chose bien dangereuse même pour les bœufs. Si cinq ou six d’entre eux broutent, ruminent tranquillement debout ou agenouillés, le plus grand nombre est couché sans mouvement ; ils ne dorment point, ils sont morts comme en témoignent leurs membres raidis en l’air et leurs ventres trop gonflés. Parfois, la nuit, en effet, quand une des innocentes bêtes s’approche trop près des tranchées allemandes ou des nôtres, les veilleurs, croyant à quelque attaque isolée, lui ont lâché des coups de fusil. Aussi chaque jour le troupeau décroît et s’immobilise un peu plus en larges taches blanches posés sur la prairie, et, dans quelques jours, quand mon service me rappellera à ce poste d’observation, je ne verrai plus aucune d’eux brouter et ruminer en remuant lentement son mufle rose où la bave fait des pendeloques d’argent. Ils seront tous immobiles à jamais, n’ayant rien compris à cette mort invisible et absurde qui les a couchés là, pacifiques victimes dans le pré pacifique.

D’autres taches immobiles parsèment d’ailleurs un petit îlot vert que l’Aisne un peu plus bas entoure de ses bras fluides : ce sont de pauvres cadavres de soldats, soldats français, soldats allemands, victimes des dernières attaques et restés là depuis des jours parce qu’il est trop dangereux d’aller les chercher, même la nuit, pour les enterrer, placés comme ils sont juste au milieu de la double et étroite mâchoire des fils de fer barbelés. Dans les poses dolentes et variées où la mort les a figés de son geste définitif, beaucoup d’entre eux ont ceci de commun que leurs uniformes débraillés et ouverts laissent voir un peu de leur linge, de leur pauvre chemise dont le blanc lavé par la pluie éclate dans le pré et fait mal à l’œil. Est-ce parce que des boches maraudeurs sont venus nuitamment les fouiller ? Est-ce parce que, mortellement atteints, ils ont voulu, d’un geste inachevé et pour mieux respirer, dégrafer la dure capote où étouffait leur angoisse dernière ? Est-ce parce que leurs pauvres corps gonflés par la décomposition ont fait craquer les minces coutures de leur vêtement devenu leur linceul ? Je ne sais et je m’excuse même auprès de mes lecteurs de ces détails si douloureusement macabres ; mais ne faut-il pas que ceux-là mêmes qui n’ont pas vu, sachent, et sentent d’autant bouillonner leur haine contre les fous criminels qui ont déchaîné tant d’horreurs.