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Entre la deuxième et la troisième pièce de la batterie de 75, exactement entre les roues, les hommes ont fait un petit cimetière, modestes tertres de terre grasse, fleurs jolies, débris de mitraille, où sont couchés les camarades tombés depuis que la batterie est là. Une seule croix de bois pour tous, avec les noms gravés au crayon à encre, et de la place blanche pour ceux qui tomberaient encore. Je ne sais rien de plus touchant que ce petit cimetière serré entre les deux canons qui, immobiles depuis des semaines le gardent, et parfois comme deux dogues gris grondent soudain et font sentir leurs morsures lointaines a ces hommes au rauque langage qui sont encore là-bas de l’autre côté de l’Aisne, et qui voudraient voler aux morts la terre aimée de leur repos. Je m’imagine que les braves petits canonniers qui dorment là doivent frémir à chaque coup du bon monstre d’acier ; ils ne sont point morts tout à fait, puisque la vibration du canon qu’ils aimaient et servaient si bien fait trembler à chaque coup leur pauvre squelette couché.

Mais je n’ai point le temps de rêver aux méditatives leçons qui émanent de ce coin de terre si émouvant. Son inspection rapidement faite, le colonel m’emmène maintenant à l’observatoire du groupe. Cet observatoire est à quelques centaines de mètres en avant sur le bord d’un plateau qui surplombe la vallée de l’Aisne. Pour y accéder il nous faut traverser un petit bois, mais nous ne prenons point pour cela les chemins et les layons largement tracés dans la futaie ; si les avions qui survolent parfois ce coin voyaient en effet de temps en temps des hommes circulant dans ces chemins, l’observatoire risquerait d’être repéré ; il faut que rien ne puisse enlever à l’ennemi l’illusion que ce petit bois est désert et inutilisé. Aussi c’est par des sentiers zigzagans improvisés sous les branches qui nous fouettent, en plein fourré, que nous accédons à l’observatoire.

C’est étonnant comme le nombre des observatoires s’est multiplié depuis quelque temps sur le territoire, et surtout tout le long de cette mince ligne qu’on appelle le front, sur laquelle déferlent nos énergies et qui profile l’armure de la France. Ce n’est point dû à un renouveau soudain des études astronomiques ; ce ne sont point les étoiles qui en sont cause, mais des êtres qui n’ont, hélas ! pas grand’chose de céleste ni d’éthéré : messires les Boches, car il y a observatoire et observatoire, comme il y a fagot et fagot, comme il y a vérité et affirmation