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Ce sont de grandes questions. Mais il n’est pas l’heure d’en disputer. Aussi bien les « intellectuels » teutons, avec leur façon de mettre le crime en théorèmes, nous ont presque dégoûtés de l’art de raisonner. Mieux vaut, pour garder sa santé morale, suivre sans réfléchir le simple sillon du devoir. Candide avait raison : travaillons sans raisonner. On reprendra plus tard les discussions sur la nature des choses…, et on continuera à n’en rien sortir.

L’avouerai-je d’ailleurs ? nous sommes quelques-uns qu’anémiait le train-train byzantin de la vie trop facile. A force de réfléchir, on ne vivait plus ; à force de couper des cheveux en quatre, on finissait par n’en plus avoir ; à force de se délecter dans les raffinemens de l’élite mondaine, qui n’est pas l’élite morale, on oubliait tous les trésors d’abnégation simple, de dévouement naïf, de bonté, de courage que recèlent les hommes du peuple de chez nous. C’est un bonheur pour nous d’avoir frotté nos scepticismes gouailleurs à leur foi dans ces mots dont il faudra bien un jour faire des choses : liberté, justice ; ce nous est un bonheur d’avoir mêlé nos neurasthénies à leurs belles santés candides, d’avoir lâché nos bouquins et nos petites intrigues sournoises pour le plein air et l’action qui détendent les cerveaux à mesure qu’ils tendent les muscles. Nous y avons retrouvé le bon sommeil, cette grâce divine, la digestion paisible et la bonne humeur, cette bonne digestion du cerveau.

Il y a bien le frôlement du danger ; mais il nous est cher et voluptueux. Par lui la vie a repris sa valeur, puisque enfin nous avons trouvé quelque chose qui soit digne qu’on en meure. D’ailleurs, mon petit détachement et moi, nous avons eu jusqu’ici la chance de nous tirer indemnes d’une besogne assez dure. Quelques balles perdues dans nos manteaux, quelques contusions, quelques fonds déculotte, d’ailleurs fort usagés, enlevés par des éclats d’obus, c’est tout ce qu’il nous en a coûté jusqu’ici, et chacun est convaincu que cela durera. La vie a bien plus d’allégresse quand on a le sentiment de sa fragilité ; c’est comme un clair tableau de Vinci dont la lumière ne vaut que par le fond sombre qui la rehausse, ou comme une légère mélodie qui perdrait sa tendresse sans les graves accords de l’accompagnement. Vive ut cras moriturus.