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que l’amour le ramènerait a Townbridge. Elle répondit qu’elle s’était habituée à le voir matin et soir, qu’il tenait une grande place dans sa vie, qu’elle serait bientôt oubliée, mais qu’elle en mourrait de chagrin.

Il avait été convenu que la voiture le reconduirait. La Reine m’a fait un signe et je suis sortie avec eux pour les accompagner. Arrivé à la porte, le Prince n’en finissait pas de faire ses adieux ; j’ai dû le brusquer en donnant à Fritz le signal du retour. Comme il m’appelait méchante, j’ai parlé d’autre chose, qu’il n’écoutait pas et qu’il interrompait par de gros soupirs, à faire tourner des ailes de moulin.


Dimanche matin, 31 juillet.

Hier, peu avant de quitter Townbridge, nous avons reçu les passeports de M. de Talleyrand, qui donnent toute latitude de passer par Paris, si l’on veut, et des lettres de la duchesse de Frioul, qui conseille fort ce dernier parti ; elle représente l’intérêt qu’a la Reine à voir son homme d’affaires, M. Devaux, et à se rencontrer une fois encore avec le roi Louis-Philippe.

Le fait est que les raisons d’argent sont en ce moment des plus pressantes. Après avoir payé la marchande de modes et quelques autres fournisseurs, j’ai dû confesser à la Reine qu’il ne me restait rien. En trois mois, elle vient de dépenser soixante mille francs ; ses revenus ne suffisent plus à la vie qu’elle mène et ne lui permettent que tout juste de végéter à Arenenberg, où elle est menacée de périr de tristesse et d’ennui. Voilà des motifs de passer par Paris et d’essayer d’y rétablir ses finances. Mais le Prince ne veut rien devoir à Louis-Philippe et persiste à lui déclarer la guerre en publiant sa brochure. J’ai combattu ce projet en représentant qu’avoir le Palais-Royal contre soi, c’était compromettre les chances qu’il a et auxquelles il tient de prendre du service dans l’armée suisse, en cas d’hostilités générales. Justement, une rupture est imminente entre la Belgique et la Hollande ; celle-ci masse ses troupes sur la nouvelle frontière tracée par la conférence de Londres et s’apprête à la franchir. La Reine, insistant sur ce que la Suisse ne fera rien qui puisse déplaire à Louis-Philippe, a permis à son fils de lui laisser faire le voyage de Genève, pour prendre là-dessus le conseil du général Dufour.