Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/873

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’a compromise sans qu’elle s’en doutât et par la raison qu’il aimait à compromettre toutes les femmes qu’il approchait. Ayant eu la témérité de faire sa déclaration, il a été fortement refroidi par la manière tranquille dont on lui a parlé ; la Reine s’est toujours louée de l’avoir gardé pour ami. Elle a conté encore qu’elle avait inspiré une passion très vive à un homme sur la ressemblance qu’elle avait avec une femme aimée autrefois par lui, mais, cette fois, n’a plus prononcé de nom. Je me suis gardée de vouloir en savoir davantage et surtout de paraître croire qu’elle ne disait pas tout.

Pour ménager ses yeux, nous avons convenu, le Prince et moi, de nous remplacer auprès d’elle pour lui faire la lecture à haute voix. Mais, la distrayant de ses idées noires et la ramenant à une meilleure disposition d’humeur, nous n’avons fait autre chose que lui rendre plus sensibles sa solitude et son inaction. À défaut du monde, qu’elle aime et dont elle ne saurait se passer, nous l’avons promenée dans ces jolies petites voitures à quatre appelées flies et traînées par des chevaux gros comme des rats.

Le malaise d’esprit dont elle souffre fait qu’elle est constamment poussée à sortir pour se fuir elle-même ; elle veut aller voir un château, une église, une ruine, et n’est pas plutôt arrivée qu’elle en a assez ; un coup d’œil lui a suffi ; elle se dépêche de repartir pour avoir ensuite l’embarras de savoir où elle pourrait aller. Elle a tant usé son courage qu’il ne se retrouve plus que pour les grandes occasions.

Dans l’ordinaire de la vie, elle montre par instans, ou plutôt laisse deviner, tant elle a l’habitude de se contraindre, des impatiences que son fils observe avec attention et calme avec mansuétude. Elle s’abandonne aussi à des peurs d’enfant qui le contrarient, mais qu’il se garde bien de contrarier. C’est ainsi qu’en revenant des High Rocks, un joli chemin qu’il voulait nous faire prendre a été abandonné, à cause d’un orage que la Reine voyait menaçant et qui n’a jamais paru. Une triste route dans les bruyères nous a fait traverser un désert et rendre chacun au cours mélancolique de ses pensées.

Le 17, nous avons quitté l’hôtel Kentish pour nous installer dans une petite maison où nos connaissances d’ici ont afflué bientôt. La principale, la « reine de Townbridge, » est lady Tighe, mère de lady James Stuart. Elle reçoit tout le voisinage et,