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avec les ports allemands ; les pirateries de sous-marins, le torpillage des paquebots qui portaient des passagers neutres ont écœuré les derniers germanophiles ; aussi bien le produit Made in Germany est-il le plus visé par la concurrence yankee en voie d’organisation dans l’Amérique Latine ; il sera de moins en moins défendu par des sympathies que les Allemands, là même où ils s’étaient imposés, n’avaient su se concilier nulle part.

Ainsi sous nos yeux la doctrine de Mouroe tend à se faire moins politique, pour se développer de préférence sur le terrain économique. Politiquement, elle avait grandi d’abord jusqu’à la limite au-delà de laquelle elle se fût condamnée par ses propres excès ; les circonstances présentes lui permettent d’accomplir sans dommage une sorte de mue. Réduite à des revendications économiques, elle n’en doit pas moins préoccuper l’Europe, même les Puissances vers lesquelles semble s’orienter aujourd’hui l’amitié des républiques du Sud en même temps que de celle du Nord. La visite du chancelier brésilien Lauro Muller en Uruguay, Argentine et Chili (printemps de 1915) a, très heureusement, rapproché les premières ; elles viennent de signer une convention générale d’arbitrage, que le président Wilson a saluée d’un chaleureux télégramme de félicitations ; peut-être le jour n’est-il pas éloigné où l’accord, impossible en 1913, sera naturellement conclu, et associera les Etats-Unis et l’A. B. C. pour restaurer l’ordre au Mexique. L’initiative des Latins, devenus les conseillers amicaux des Yankees au cours d’une épreuve délicate, a ouvert une période de l’histoire de la civilisation, en ébauchant la transformation du monroïsme ; d’une hégémonie en une harmonie ; encore convient-il que les vieilles Puissances ne soient pas, demain plus qu’hier, consignées à l’écart du nouveau continent ; l’expérience, qu’elles ont durement acquise au fil des siècles, fait d’elle des aînées dont la jeune Amérique ne s’isolerait pas sans péril pour sa formation intellectuelle, ni même pour son progrès matériel. Il faut à la cadette de l’ancien monde, pour mesurer toute sa chance, qu’elle sache remplacer la devise exclusive et périmée de 1823 par celle que le président Saenz Peña, dans un Congrès international, osa lui opposer naguère : l’Amérique à l’humanité.


HENRI LORIN.