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sous des dehors présentables : il a fallu créer une idéologie de la voracité. C’est là tout le pangermanisme. D’abord, on affirme la supériorité de la race ; on vante les services qu’elle a rendus à l’univers. La Germanie a libéré les âmes… Quoi ?… N’a-t-elle pas fait, à elle seule, la Réforme ? Et la Réforme, n’est-ce pas la conquête de la liberté religieuse, de la liberté mentale et, pour tous les temps à venir, la condition même de tout progrès ? « Cet événement éleva d’un seul coup la nation allemande au rôle de guide de l’humanité. » L’Allemagne pouvait s’en tenir là. Elle avait donné à l’humanité Luther : elle lui donna Emmanuel Kant, dont la doctrine sera dorénavant « la base de toutes les spéculations de l’esprit… » Non : et Bernhardi a tort de ne pas demeurer dans le domaine de sa compétence… D’ailleurs, il ne s’attarde pas auprès de Kant ; il va vite, et même il se rue à cet axiome : « Les actes les plus décisifs de l’esprit, qui ont acquis une importance universelle, sont nés du génie allemand… » Ce n’est pas vrai ; si Bernhardi ne le sait pas, il aurait dû s’informer. A force de répéter qu’ils sont le suc et la fleur du genre humain, les pangermanistes ont fini par le croire. Le plus difficile serait de le faire croire au genre humain. Leur infatuation les engage à mépriser tout l’univers. « Loin de nous (s’écrie Bernhardi, en train d’éloquence et de courtoisie, la pensée de rabaisser les autres peuples !… » Mais il accuse les Polonais et les Russes de n’être pas civilisés : le slavisme lui est un objet de dégoût. L’Angleterre, il l’accuse d’égoïsme : ne rêve-t-elle pas d’ « opprimer » toutes les nations ? et un pangermaniste ne tolère pas ce rêve, chez les autres. La France ? quand Bernhardi parle de « régler définitivement notre compte avec la France, » il est gai. Une « minuscule Belgique » ne l’intéresse pas.

L’excellence de la Germanie rend, à ses yeux, légitime et sainte l’ambition germanique. Les peuples qui entravent le déploiement de la Germanie sont les ennemis de la civilisation. Mais ils sont forts. Pour les réduire à l’impuissance, pour les empêcher de retarder les destinées humaines, il n’y a qu’un moyen : la guerre. Et, mise au service de la Germanie, — au service de l’humanité, — la guerre est légitime et elle est sainte. Il faut lire les pages que Bernhardi consacre au panégyrique de la guerre. Elles ne sont pas laides. Elles seraient plus belles si Bernhardi avait eu le courage de chanter tout bonnement son amour de la guerre, les « torrens de sang, » les tueries agréables et la chère dévastation. Malheureusement, il a eu de la vergogne et, au bleu de s’abandonner à son génie farouche, il a