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l’Angleterre, ensuite, concilieraient par arbitrage tous leurs intérêts économiques ; ces deux grands États « essentiellement germaniques » constitueraient une puissance invincible, une « force de civilisation à nulle autre pareille ; » la paix du monde serait à jamais installée sur des bases indestructibles. C’est bien tentant, n’est-ce pas ? Allons, l’Angleterre ne marchera-t-elle pas, dans cette heureuse combinaison, si avantageuse pour l’humanité entière et, notamment, pour l’Allemagne ? « À cette question, nous ne pouvons que répondre par la négative absolue. » Bernhardi ne se fait pas d’illusions. Bernhardi n’est pas un utopiste, certes ; il est un cynique. Il devine que l’Angleterre ne va pas se livrer pieds et poings liés à une Allemagne qui, pour assurer sa propre suprématie mondiale, exige de l’Angleterre une totale abnégation. Si étrangement féru qu’il soit des droits que confère à la Germanie sa mission naturelle et providentielle, il se doute que cette mission ne sera point facilement reconnue par des peuples que le sentiment de leur indignité n’a point touchés encore. Non, l’Angleterre ne cédera pas aux robustes invitations de l’Allemagne. Bernhardi le sait, comme aussi le savaient, bien avant le 8 août dernier, ses confrères du pangermanisme exubérant, mais dépité, MM. de Jagow et de Bethmann-Hollweg.

Alors, que reste-t-il ? La guerre ; tout uniment, la guerre. « Il faut en prendre notre parti : la tension entre les deux États (Allemagne et Angleterre) persistera, jusqu’à ce que le conflit soit vidé par les armes, — ou que l’un des deux pays abandonne son point de vue. » L’Angleterre n’abandonnera pas son point de vue. Bernhardi conjure l’Allemagne de ne pas abandonner le sien. Donc, la guerre. Et Bernhardi avoue ce que, le 8 août, MM. de Jagow et de Bethmann-Hollweg ne jugèrent pas opportun d’avouer.

Bernhardi a de bons yeux et discerne fort bien les élémens des diverses combinaisons européennes. Il apprécie justement l’étendue que prendra du jour au lendemain le conflit de l’Allemagne et de l’Angleterre. Il annonce et il envisage sans timidité la guerre générale, la guerre immense, l’Europe ensanglantée, incendiée. Tant pis ! Et il n’hésite pas. Est-il au moins sûr de la victoire, pour cette Allemagne qu’il gonfle d’orgueil et de férocité ? Non ! Il proclame « qu’un peuple de soixante-cinq millions d’habitans, qui met en jeu toutes ses énergies pour s’affirmer et se maintenir, ne peut pas être vaincu ; » mais il n’a pas la certitude que l’Allemagne mette en jeu toutes ses énergies. La formidable préparation militaire de l’Allemagne, sa préméditation perpétuelle, ne suffit pas à le conforter. Il loue ce qu’on fait, il veut,