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œuvres présentes, le peuple allemand a conquis le droit de viser à la plus haute mission civilisatrice ; mais ce droit signifie en même temps un devoir… » Et il écrit : « Dans l’intérêt général de la civilisation, c’est déjà notre devoir de viser à une extension de notre domaine colonial… ; mais remplir ce devoir est en même temps une nécessité. » Habile confusion des droits et des devoirs ; coïncidence précieuse de la mission civilisatrice et de l’avidité la plus exubérante ! A la faveur de ces paralogismes, Bernhardi, l’apôtre des appétits allemands, peut sans nul embarras proclamer que la politique allemande se justifie « en se mettant au service des nobles fins de la civilisation. » Après cela, il est sans reproche : que reprocher à une Allemagne, dévorante oui, mais pour le bien du monde ?

Le caractère éminemment civilisateur de la Germanie, c’est, pour notre auteur, un dogme, un acte de foi catégorique. Il ne sourcille pas, quand il écrit : « Depuis leur première apparition dans l’histoire, les Germains ont fait leur preuve comme peuple civilisateur de premier ordre, voire comme le peuple civilisateur par excellence. » Mais, tout de suite, il ajoute : « Ce furent eux dont l’assaut fit crouler l’empire mondial de Rome… » Et l’on est tenté de sourire, si le premier exemple d’activité civilisatrice que trouve Bernhardi dans l’histoire de ses ancêtres, c’est une colossale destruction. Nul sourire ne trouble Bernhardi et ne l’empêche de célébrer la « grande mission civilisatrice du peuple allemand. » Il célèbre et il affirme, à tour de bras : on n’y peut rien. Mais il devrait s’en tenir là. Dès qu’il ne s’en tient pas là et cherche à épiloguer sur ses décrets souverains, il est (on m’excusera) comique. Je ne sais rien de plus comique, en effet, que les pages qu’il a consacrées à résumer l’histoire de la civilisation moderne. Il la prend toute petite au berceau, en Égypte et dans les grands empires de l’Asie occidentale. Puis, les élémens de l’art, de la science et de l’ordre politique, il leur fait passer la mer ; il les conduit en Grèce. Puis Alexandre de Macédoine recueille le bel héritage. Puis Rome à l’hégémonie et conquiert à sa discipline l’Europe et l’Orient ; elle « enrichit la philosophie ancienne par le développement du droit : » elle instaure une splendide « unité de civilisation. » Puis, « débordans de jeunesse, » les Germains succèdent aux Romains. Les Portugais découvrent la route des Indes. Les Espagnols envahissent l’Amérique centrale : mais ils s’épuisent et perdent en Europe leur influence. Alors, survient l’Angleterre. Voilà, en résumé, l’histoire de la civilisation : chaque peuple à son tour y travaille. Tous les peuples d’Europe, un seul excepté, le nôtre. Bernhardi nous a oubliés : oubliés ?