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Gentz ; j’avais gagné ma thèse. Le marquis de Lucchesini m’avait nettement avoué que si le Cabinet de Berlin eût eu la liberté et la force d’agir d’après un calcul raisonnable, il aurait suivi un autre système, et celui-là même qui me paraissait le plus sage. Cet aveu était tout ce qu’il me fallait. »

Dès lors, toutes les prévisions sinistres de Gentz se réalisent. Le 11 octobre, il voit une bagarre effroyable à Weimar, une cohue de troupes, de chevaux et de chariots, un désordre sans nom. Il entend Lombard, pâle et défait, lui dire à voix basse : « Nous avons perdu une bataille, le prince Louis est tué. » Gœrtz lui confie que la marche des troupes est suspendue et que tout est dans la plus profonde consternation. Il apprend successivement tous les détails du revers de Saalfeld. Il apprend encore que Brunswick, effrayé et déconcerté, n’a pensé qu’à un mouvement de retraite pour gagner du temps et inventer presque un nouveau plan. Il entend le général Phull lui dire : « On perd la tête. Cela va furieusement mail » Les officiers qui, la veille encore, étaient si présomptueux, sont complètement désemparés. Le silence, l’embarras, la consternation président à un pauvre dîner que le comte Haugwitz donne à Gentz dans une auberge. Chacun est dans l’ignorance des projets et des mouvemens de l’ennemi. On n’a que peu de sympathie pour la fin héroïque du pauvre Louis de Prusse, et plusieurs officiers même se livrent sur son compte aux propos les plus indécens et les plus atroces. Le Roi s’enferme et ne veut voir personne. Kalkreuth dit que c’est bien le terme fatal qu’il a annoncé lui-même. Un officier, à la tête d’une délégation d’officiers supérieurs, vient déclarer que le Roi a déjà perdu la moitié de sa couronne et affirme que, si l’on ne change pas le commandement, ils ne marcheront plus.

Kalkreuth les rappelle à leur devoir et les congédie brusquement. Cette scène terrible affecte profondément Gentz. Il comprend qu’au jour de la prochaine bataille, avec de telles idées, une partie des troupes ne fera que médiocrement son devoir.

Il apprend ensuite que Brunswick n’a aucun plan fixé et raisonnable, qu’il fatigue les soldats par des marches et des contremarches, par des dispositions contradictoires, par une infinité de mauvaises mesures. Ses angoisses redoublent. Il n’entend que des plaintes et des murmures, des cris de réprobation et des reproches violens. Alors, il devine que tout est