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Gentz vit ensuite Lombard, aventurier très fin à la solde de la Prusse, lequel lui sembla perclus de corps, mais ayant gardé toute sa vivacité d’esprit et ayant plus de crédit que M. de Haugwitz lui-même. Celui-ci s’était abstenu de conseiller au Roi de faire la guerre tant que la nation y était opposée, mais en ce moment, sur 10 ou 11 millions d’hommes, pas un seul n’était d’un sentiment différent. Il remit à Gentz la copie du Manifeste destiné à la nation prussienne. Gentz le trouva remarquable, mais ayant besoin de quelques corrections. La tâche n’était pas facile, car la Prusse se trouvait placée dans un dilemme cruel. Ses meilleurs argumens étaient en effet des armes à deux tranchans qui pouvaient la blesser elle-même. Un franc aveu de ses fautes eût peut-être été le seul moyen d’éviter cet écueil, mais il était impossible de l’obtenir des ministres qui avaient mal dirigé sa politique. Lombard fut accommodant ; il accepta toutes les critiques de Gentz qui ne lui dissimulait pas qu’il fallait être bien sûr de la victoire pour employer le langage violent dont il s’était servi. Lombard répondit que le Roi le voulait ainsi. Après quoi, Gentz déclara qu’il n’y avait plus rien à dire. Cependant, il se récria quand Lombard, faisant allusion à l’Autriche, affirma qu’elle seconderait la Prusse de tous ses vœux, si elle ne pouvait le faire de tous ses efforts. Gentz dit qu’il était injuste, indélicat et cruel de compromettre gratuitement une Puissance qui ne voulait pas se jeter dans la lutte ; c’était vouloir l’aliéner que de la violenter ainsi. Il jura que, si ce passage était maintenu, il quitterait Erfurt immédiatement, et Lombard, quoique surpris et mécontent, raya le passage incriminé.

La vérité était que Gentz frémissait devoir la Prusse engagée toute seule dans une vaste et terrible entreprise et qu’il savait bien que, sans l’appui de l’Autriche, elle ne pourrait triompher. Or, non seulement l’Autriche se détournait d’elle, mais la Russie, sur laquelle Haugwitz comptait pour faire marcher trois armées vers la Silésie, la Galicie et l’Italie, ne devait pas bouger. Quant à l’Angleterre, on n’avait rien fait pour s’entendre avec elle ; tout au contraire l’avait-on singulièrement irritée. Lombard s’en doutait bien et se plaignait tout haut des intrigues de M. de Stein et des déclarations insensées du prince Louis de Prusse.

Le commandement, infatué de lui-même, était très