Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/616

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

campagne reparaît à travers l’église, que le luthérianisme iconoclaste des Allemands a détruite tout d’abord, ce luthérianisme des pasteurs opiniâtres en chaire, durant tout le XIXe siècle, pour honnir les prétendus vices de notre Babylone, et préparer leurs ouailles aux haines de 1813, de 1870, à celles de 1914. Aussi ne paraît-il que des murs tranchés, que des arcades rompues, qu’un clocher branlant sur sa base à demi sapée, qu’un cimetière ravagé sous un enchevêtrement de croix et de cippes à terre. Chaque jour, les artilleurs prussiens assouvissent ici la colère de leurs dévots.

Au bout de la rue centrale, les maisons d’où les défenseurs tirèrent sur les assaillans se sont effondrées, trois ou quatre ensemble, avec eux tous. Les lattes et les chevrons des toits pendent par masses jusque sur les tas de tuiles, les cloisons morcelées, les devantures incendiées. Il importe de se glisser le long des pans de murs, car les mitrailleuses de l’ennemi cinglent tout groupe qui passe en vue de ses guetteurs. Par endroits, on foule un pavage écorné, pulvérisé. Les corniches sont dentelées tout autour de la gare, dont, seul, le rez-de-chaussée persista, sous un chaos de briques. Chaque jour, on reconstruit, en planches, l’escalier que les obus brisent ; mais qui sert à se hisser dans un coin de chambre en ruines, ou se blottit notre observateur. Le téléphone y parle, devant une petite table. Il y a un fourneau a essence pour cuisiner, un petit poêle même, s’il gèle ; deux chaises. On reconstruit le plafond avec des lattes et des morceaux de briques, chaque fois qu’il saute. Gravissant les marches de bois, enjambant les trous des paliers, s’équilibrant sur des saillies par-dessus les abîmes, on accède à cette logette.

Par un vide étroit ménagé entre quatre briques, l’œil contemple un paysage lacustre, un paysage d’eaux pâles et de presqu’îles blondes portant des arbres grêles. Les inondations tactiques ont ainsi changé les apparences de cette région agricole que stérilise, pour trois ans, la superposition de ces nappes liquides. La campagne, contre l’horizon, semble boisée. Deux mille cadavres allemands gisent, parmi ceux du bétail, sous cette nappe fluide et bleue. Elle se referma sur eux quand ils tombèrent, tués dans les arbres, où ils avaient pu grimper, en criant : « Kamarates ! » et en suppliant qu’on les épargnât ; mais ils avaient trop dévasté, massacré, torturé. D’autres