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à ne point hâter le pas, à continuer nos raisonnemens philosophiques sur une morale future de la guerre. Pourtant, notre imagination se représente l’effroi d’être écrasé par la masse de fer subite ou déchiré en morceaux convulsifs, ou décapité fortuitement. Peut-être resterai-je là sur place, le ventre ouvert, en attendant une mort tardive dans l’étreinte des pires tortures. — Est-ce maintenant ? — Tout à l’heure ? — Avant d’avoir atteint cette motte, cette autre, ce rideau d’arbustes ? — Le voilà franchi. — Nous sortons du champ sec et pâle, cible évidente parmi l’ensemble plus sombre des guérets avoisinans. Au reste, il y a des intervalles dans la canonnade. Ils se prolongent. Sous la butte d’argile bien masquée, la cave aux obus risque moins d’être atteinte. En une sorte de verger artificiel fait de baliveaux qu’on replanta, le canon va sans doute agir maintenant. Comme une équipe de serruriers se rend à pied d’œuvre, ôte ses vestes, prépare ses outils, une section d’artilleurs arrive, s’apprête à la manœuvre de la pièce. File lente et pesamment chargée, cinq soldats se rapprochent sous le faix des lourdes palettes en chapelet qu’ils vont adapter autour des jantes, afin que les roues ne s’enfoncent plus dans le sol meuble, avec le poids du monstre, pour s’embourber. Peint en brun, le premier obus du tir est déjà près de l’affût. Le tout se mêle à l’épais buisson qui protège la pièce contre la curiosité des grands insectes mécaniques, explorant le ciel et le pays.

Parfois un aviatik est deviné là-haut. Il se précise. C’est bien cela. Les lignes du grand insecte aux élytres tendus et crochus se meuvent dans le champ de la jumelle que fouillait l’espace. Prudent, l’aviateur se glisse parmi la nuée la plus sombre. Il se confond avec elle. Il reparait dans un trou d’azur. Il descend. Il entreprend les cycles de son vol. Le Boche, évidemment, examine les fermes où les canons se peuvent masquer, celles où des soldats bivouaquent, les vergers dont les branches pourraient couvrir des pièces lourdes. C’est l’annonciateur de la mort pour ceux dont il aura reconnu le gîte, en notant le lieu, les détails significatifs des alentours, les points de repère. Maintenant, il ne jette plus guère, comme il avait coutume au début, des papiers de couleur, ni des rubans métalliques propres à désigner, par le sens de leur chute, l’emplacement des batteries entrevues, et qu’aussitôt le tir indirect des Allemands arrosait de ses obus. D’ordinaire l’insecte retourne dans ses