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forme vague tourne le coin en face de moi. Homme ou femme ? Impossible de le dire avant d’arriver jusqu’à elle. Le brouillard de février accroît l’obscurité, et empêche de distinguer les visages que l’on croise. Quant aux numéros des maisons, nul ne songe à les chercher. Si l’on connaît le quartier, on compte les portes à partir du coin, ou l’on essaie de découvrir le profil familier d’un balcon ou d’un fronton ; si l’on est dans une rue inconnue, il faut s’informer au bureau de tabac le plus proche ; quant à découvrir un sergent de ville, à un mètre vous ne sauriez le distinguer de votre grand’mère.

Telles sont, après six mois de guerre, les nuits de Paris ; les jours sont moins pittoresques. Le frisson romanesque des premiers temps s’est presque évanoui ; du moins le semble-t-il à ceux qui ont suivi le réveil progressif de la vie. L’impression peut être différente pour les observateurs venus d’autres pays, même de ceux que la guerre a entraînés dans son tourbillon. Auprès de Londres, avec tous ses théâtres ouverts et les ressorts de ses plaisirs à peu près intacts, Paris, sans doute, a l’air d’une ville sur laquelle pèsent de graves destinées. Mais pour ceux qui ont vécu ce premier mois ensoleillé et silencieux, les rues, aujourd’hui, montrent une activité presque normale. L’absence de tous les autobus et des lourds camions encombrans laisse à découvert mainte perspective oubliée, et révèle mainte beauté d’architecture que nul ne voyait plus ; mais les taxis et les autos de maître sont presque aussi nombreux qu’en temps de paix, et les piétons courent les mêmes périls, grâce au passage impétueux de ces incomparables engins de destruction, les automobiles des hôpitaux et du Ministère de la Guerre. Beaucoup de magasins ont rouvert, quelques théâtres se risquent prudemment à donner des drames patriotiques et des programmes où la note comique assaisonne discrètement l’élément sentimental ; et le cinéma déroule de nouveau ses kilomètres d’aventures.

Un moment, en septembre et en octobre, les allées et venues des soldats anglais et le branle-bas des autos militaires britanniques animèrent les rues de Paris. Puis les fraîches figures et les coquets uniformes de khaki disparurent, et maintenant Paris n’offre plus au curieux, comme spectacle militaire, qu’une poignée de pioupious faisant parfois l’exercice sur la place des Invalides.