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pèlerinages, le voyageur impatient de partir avait à cheminer péniblement jusqu’aux gares éloignées, d’où il revenait ahuri par des renseignemens contradictoires et découragé par la déclaration que même les billets de chemin de fer — s’il était possible de s’en procurer — devaient être visés par la police. Il y eut un moment où il semblait au voyageur que ses pensées les plus intimes devaient être soumises à ce visa fantôme ; et pour arriver à l’obtenir il fallait, pendant des heures infructueuses, suer, suffoquer, s’écraser dans des escaliers sordides, au milieu d’innombrables compagnons de misère. En outre, peut-être était-on à court d’argent, et fallait-il en demander par dépêche. Oui ! Mais câblogrammes et télégrammes devaient être également visés, sans que pour cela l’envoi en fût garanti. Puis, défense d’user de code pour les adresses ; et le nombre invraisemblable de mots nécessités par une adresse à New-York semblait se multiplier à mesure que les francs disparaissaient de votre poche. Enfin, le câblogramme parti, ou bien il se perdait en route, ou bien, s’il arrivait à destination, après bien des jours d’anxieuse attente on recevait la réponse désespérante : « Impossible à présent. Faisons tous nos efforts. » Il est juste d’ajouter que ces démarches fastidieuses étaient grandement facilitées par la soudaine amabilité du fonctionnaire français qui, rompant sans doute pour la première fois avec la longue tradition administrative, se montrait bienveillant et empressé…

Heureusement, ces allées et venues vous obligeaient à parcourir continuellement les belles rues désertes, chaque jour plus désertes et plus belles dans leur solitude d’été. Jamais les après-midi de Paris ne s’étaient enveloppés d’un ton gris-bleu si doux ; jamais les couchers de soleil n’avaient ainsi transformé en une féerique Carthage de Didon les hauteurs banales du Trocadéro ; jamais, surtout, la lune n’avait si lumineusement crû et décru dans la sérénité des nuits. La Seine elle-même embellissait encore de son mystère tout cet ensemble de beauté. Délivrée des embarcations qui les sillonnaient, ses flots aux petites ondes pressées s’aplanissaient en longues nappes soyeuses où les quais et les monumens pouvaient enfin contempler leur image intacte. Le soir, les feux de luciole des bateaux avaient disparu, et le reflet des réverbères s’allongeait en banderoles d’or rouge et violet, qui ondulaient sur les eaux calmes comme les feuilles fuselées d’immenses plantes aquatiques.