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discrètes. Paris refusait de se laisser arracher à sa sérénité voulue. On sentait quelque chose de noblement conscient et consenti dans l’état d’esprit de cette paisible multitude. Pourtant la foule était mêlée, faite de toutes les classes, depuis l’écume des boulevards extérieurs jusqu’à la fleur des restaurans à la mode. Deux jours auparavant, ces gens s’ignoraient ou croyaient se détester, étrangers comme des ennemis séparés par une frontière. A présent, tous, travailleurs ou oisifs, mendians, poètes, honnêtes gens ou aventuriers, se coudoyaient dans une instinctive communauté d’émotions. Le peuple, heureusement, prédominait. Ce sont les visages d’ouvriers qui font le mieux dans ce genre de foule, et il y en avait des milliers, chacun illuminé par la flamme de la passion comme par l’éclair du magnésium. Je me souviens surtout des femmes au front sérieux, au regard exalté ; et aussi de ce petit fait caractéristique que presque toutes avaient songé à amener leur chien. Les plus gros de ces aimables compagnons, perdus entre les jambes de la foule, ne voyaient pas grand’chose ; mais les petits s’étaient nichés dans le creux d’un bras, et des centaines de museaux camards ou pointus, lisses ou laineux, bruns, gris, noirs ou tachetés, contemplaient le spectacle avec le calme avisé du brave toutou parisien. C’était certainement un bon signe que l’on n’eut pas oublié le chien ce soir-là.

Nous avions vu, de façon saisissante, ce qu’est la vie pendant une mobilisation ; maintenant nous allions apprendre que la mobilisation n’est qu’une des manifestations de la loi martiale, et que la loi martiale ne facilite pas la vie… tant qu’on n’a pas l’habitude. D’abord, il sembla au civil neutre que le but principal de cette loi était le plaisir capricieux de compliquer l’existence ; et sous ce rapport elle excellait en raffinemens d’ingéniosité. Les instructions commencèrent à pleuvoir sur nous après l’accalmie des premiers jours : instructions sur ce que nous devions faire et ce que nous devions ne pas faire, pour obtenir que l’on tolérât notre présence et pour assurer la sécurité de notre personne. En premier lieu, les étrangers ne pouvaient rester en France sans donner satisfaction aux autorités quant à leur nationalité et à leurs antécédens, ce qui nécessitait des visites répétées et inutiles aux chancelleries, aux consulats, aux commissariats de police, chaque endroit regorgeant d’une telle foule de postulans qu’il était impossible d’y pénétrer. Entre ces vains