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conscrits coulait toujours : les femmes, les familles cheminaient à côté d’eux, portant toutes sortes de sacs et de paquets improvisés. De cette apparente confusion sortait une impression de fermeté joyeuse. Les visages se succédant sans interruption devant nous étaient graves, mais non tristes, Tous ces adolescens, ces jeunes hommes, semblaient savoir ce qu’ils avaient à faire et pourquoi ils allaient le faire. Les plus jeunes paraissaient avoir grandi soudain : ils étaient devenus des êtres responsables ; ils comprenaient l’enjeu à risquer, et ils étaient prêts.

Le lendemain, l’armée des touristes d’été fut immobilisée pour laisser partir l’autre armée. Plus de ruées vers les gares, plus de pourboires alléchans aux concierges, plus de courses vaines en quête de fiacres, plus de longues heures d’anxieuse attente chez Cook. Aucun train ne s’ébranlait plus, sauf pour emporter des soldats, et les civils qui n’avaient pu, à coups de pourboires ou à coups de coude, arriver à s’introduire dans quelque interstice des voitures bondées quittant Paris la veille au soir, devaient s’en retourner à leur hôtel par les rues brûlantes… et patienter. Et ils retournaient ainsi par centaines, déçus et pourtant à demi soulagés, au vide sonore des halls privés de portiers, des restaurans dénués de garçons, des ascenseurs immobilisés, à la vie bizarre et décousue d’hôtels élégans, réduits soudain aux promiscuités et aux expédiens d’une pension du quartier Latin.

Pendant ce temps, il était curieux d’observer la paralysie progressive de la ville. De même que les autobus, les taxis, les fiacres et les camions avaient disparu, de même les agiles bateaux-mouches avaient quitté la Seine. Les chalands étaient partis, eux aussi, ou bien ne bougeaient plus : chargement et déchargement avaient cessé. Les monumens semblaient plus grands : chaque ouverture architecturale encadrait le vide, chaque avenue s’allongeait vers des distances désertes. Dans les parcs et les jardins, personne ne ratissait les allées ni ne taillait les bordures. Les fontaines dormaient dans leurs vasques, les moineaux affamés voletaient çà et là, et des chiens sans maître, tirés de leurs habitudes quotidiennes, rôdaient avec inquiétude, cherchant des yeux familiers. Dans les veines de Paris, si intensément conscient, mais plongé dans une si étrange léthargie, il semblait qu’on eût injecté du curare.