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ensevelissant sous un amas de ruines ce mécanisme de la civilisation si patiemment et si péniblement élaboré…

Ce soir-là, dans un restaurant de la rue Royale, assis à une table près d’une des fenêtres ouvertes au niveau du trottoir, nous vîmes s’écouler le (lot des foules aux visages nouveaux. En un instant, nous comprîmes ce qu’est une mobilisation : une interruption formidable dans le cours normal des affaires, pareille à la rupture soudaine d’une digue. La rue débordait d’un torrent de gens porté vers les différentes gares. Tous étaient à pied, chargés de leurs bagages, car, depuis l’aube, fiacres, taxis, autobus avaient disparu, réquisitionnés par le Ministère de la Guerre. La multitude qui passait devant notre fenêtre était surtout composée de conscrits, les mobilisables du premier jour, se rendant aux stations accompagnés de leur famille et de leurs amis ; mais, parmi eux, il y avait de petits groupes de touristes effarés, se traînant avec des valises et des paquets, leurs malles poussées devant eux, épaves saisies dans le tourbillon qui les emportait au maëlstrom.

Dans le restaurant, l’orchestre en vestes rouges à brandebourgs versait des flots de musique patriotique, et les intervalles entre les plats que si peu de garçons restaient pour servir étaient coupés par l’obligation de se lever pour la Marseillaise, pour le God save the King, pour l’Hymne russe, et puis de nouveau pour la Marseillaise. « Et dire que ce sont des Hongrois qui jouent tout cela ! » fit observer un humoriste du trottoir.

A mesure que la soirée s’avançait et que la foule devant notre fenêtre devenait plus compacte, les badauds du dehors se joignirent aux chansons patriotiques. « Allons, debout ! » et le couplet héroïque reprenait. Le Chant du départ était constamment redemandé, et le chœur des spectateurs s’y mêlait avec entrain. Une sorte d’humour tranquille était la note dominante de la masse. De la place de la Concorde jusqu’à la Madeleine, les orchestres des autres restaurans attiraient d’autres rassemblemens, et les refrains guerriers s’enchaînaient le long des Boulevards comme leurs guirlandes d’éclairage électrique. C’était une nuit de chants et d’acclamations, sans tapage, mais résolus et vaillans : Paris montrait ses badauds sous leur meilleur jour.

Cependant, derrière le rideau de flâneurs, le flot des