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croyait pénétrer dans l’épaisse obscurité d’une église espagnole. De prime abord, aucun détail n’était visible : nous étions dans une nuit caverneuse. Puis, à mesure que les ombres s’éclaircissaient et prenaient corps en piliers, en voûtes et en nervures, il en jaillit une soudaine averse de lumière multicolore. Encadrés par ces ténèbres de velours, baignant dans le flamboiement d’un soleil de plein été, les vitraux familiers paraissaient étrangement lointains et pourtant d’une intensité écrasante. Tantôt ils s’élargissaient, semblables à des étangs aux rives sombres éclaboussés du soleil couchant ; tantôt ils scintillaient menaçans, comme des boucliers d’archanges guerriers. Quelques-uns étaient des cataractes de saphirs, d’autres des roses tombées de la tunique d’une sainte, d’autres encore de grands plats ciselés sur lesquels étaient jetés les joyaux de la couronne céleste, d’autres des voiles de caravelles cinglant vers les îles Fortunées ; et sur le mur occidental les feux dispersés de la rosace étaient suspendus comme une constellation dans une nuit d’Afrique. Quand on abaissait les regards de ces harmonies éthérées, les masses sombres de l’édifice, toutes voilées et enveloppées de brume piquée de quelques lumières d’autel, semblaient figurer la vie terrestre, avec ses ombres, ses déserts arides et ses verts îlots d’illusion. Tout ce que peut être une grande cathédrale, tout ce qu’elle peut signifier, toute la puissance d’apaisement qu’elle peut exhaler en notre âme, toute la richesse de détails qu’elle peut fondre en une seule expression de force et de beauté, tout cela, la cathédrale de Chartres nous l’a donné en cette heure unique…

Le soleil se couchait quand nous atteignîmes les portes de Paris. Au pied des hauteurs de Saint-Cloud et de Suresnes, les longues nappes d’eau de la Seine miroitaient de l’éclat rose bleuté d’un Monet. Le Bois s’étendait autour de nous dans la quiétude recouvrée d’un soir de fête, et les pelouses de Bagatelle étaient aussi fraîches qu’en juin. Au-delà de l’Arc de Triomphe, la pente des Champs-Elysées descendait dans une buée poudrée de soleil vers la brume des fontaines et l’obélisque éthéré ; et sous les arbres des avenues qui en rayonnaient les courans de la vie refluaient, gagnant le centre de Paris., La grande ville, faite pour les arts raffinés de la paix, semblait dormir au bord de son fleuve, au pied de la tour Eiffel, princesse de légende sous la garde de son géant fidèle.