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Mais on ne peut l’oublier. Tout la rappelle. Au sortir de la gare de Lausanne, que dit cette grande affiche ? Réclame pour un chocolat ? Hélas ! « Explosifs. La meilleure marque est… » Il faut en croire ses yeux, on la lit à deux fois…

Dimanche, 3 heures 30. — Je reviens à cette gare où tant de fois je suis descendue en temps de paix, ce temps lointain d’une vie qui ne savait pas son bonheur. Et je vois, de l’extérieur, les soldats suisses qui font ranger, sans bruit, une foule silencieuse. Il y a là, massée sur un quai, trois mille personnes au moins, recueillies comme dans l’attente d’une cérémonie religieuse.

J’entre, accompagnée par M. B…, le président du « Comité central de secours aux Français victimes de la guerre, » dont le siège est à Lausanne. Dans une petite salle qui leur est spécialement réservée, les dames du Comité, munies du brassard tricolore, achèvent leurs préparatifs. A l’arrivée du train, elles vont aller dans les wagons distribuer lait et café noir aux rapatriés. Par autorisation spéciale, afin de n’être pas gênées par la foule, elles monteront à contre-voie.

On me met un brassard, à moi aussi. Et, si hostile que je sois, par nature, aux insignes, j’aime aujourd’hui à porter celui-là : livrée tricolore. Le train approche. Il faut se hâter, car il ne stationnera que dix minutes, juste le temps de restaurer les évacués, de leur donner chocolat ou cigarettes.

Familles nombreuses : on voit aux vitres des têtes d’enfant qui se pressent. Dès avant l’arrêt, des mouchoirs s’agitent, et j’entends le cri familier : « Vive la Suisse ! » comme si, à travers ce pays compatissant et sincère, nos Français sentaient se continuer une grande famille hospitalière et bonne.

Le Comité de Lausanne ne distribue pas de vêtemens dans les convois. Très judicieusement, on a pensé que si des dons étaient faits ainsi, rapidement, ils seraient mal répartis. Et tous les objets recueillis ou confectionnés par les soins des dames de Lausanne sont envoyés aux vestiaires d’Evian et de Thonon. Plus de deux mille kilogrammes de vêtemens et de linge ont déjà été expédiés ainsi en trois semaines. De plus en plus, le canton de Vaud fait affluer ses dons vers nos déshérités.

D’ailleurs, ici comme à Fribourg, l’aspect extérieur des rues, pour ainsi dire, est français. Aux vitrines, les cartes postales représentent « notre Joffre, » et si le Kaiser est là quelquefois, c’est en caricature. Les marchands de tabac ne vendent