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les ont achevés, une fois à terre, brutalement… La vision qu’a eue cette petite fille, qui doit avoir trois ans, me reste comme un cauchemar.

Le temps passe, c’est l’heure du repas, confortable et bien servi, après lequel les plus actifs parmi les voyageurs vont « voir le pays. » Déjà les hommes valides sont en promenade, cigarette ou pipe entre les dents, l’air tout à fait à l’aise et réconforté. Il est évident que ces rapatriés n’ont pas souffert l’abaissement moral dont ont fait preuve les premiers capturés civils. Ce n’est pas la même impression que celle qui se dégage du rapport de M. Payelle, si tristement véridique. Le sol de France, même sous l’invasion, leur a été clément. La terre allemande est dure à nos pieds latins.

Ce soir, après le dîner, ceux-ci repartiront pour Carcassonne. Dans le train, comme hier, tout est prévu. Des paquets contenant des vivres pour vingt-quatre heures seront remis à chaque famille. Il faudrait maintenant pouvoir les suivre jusqu’à leur destination, les voir accueillis, installés. On a peine à les quitter ainsi : ces caractères simples sont attachans dans le malheur encore plus qu’en temps normal.

Mais nous devons partir, nous aussi, rentrer à Lausanne pour y terminer noire voyage. Demain nous passerons à Evian, où les convois venus de Schaffouse, après une nuit de chemin de fer, et l’arrêt obligé à Annemasse, font une même halte de vingt-quatre heures chaque jour.

Même accueil dans la jolie ville d’eaux, même dévouement du Comité de Secours, même activité du vestiaire, alimenté par un ouvroir qui donne du travail aux femmes du pays. Atmosphère moins familiale, cependant, faute d’un local comme celui de la caserne de Thonon. Les réfugiés sont tous répartis dans des hôtels, et les plus âgés seulement, ceux qui n’ont pas la force d’aller plus loin, sont reçus dans un asile, pour y mourir, hélas ! d’épuisement.


Lausanne. — Par le lac redevenu bleu, sous un ciel brillant fouetté de nuages roses, nous voici à Ouchy. La jolie Suisse ne change pas. Comme on oublierait volontiers la guerre, sur cette rive charmante, à regarder les voiles souples et les mouettes blanches qui croisent sur l’eau !