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Au même moment, un mouvement se produit à la porte. On a. fait entrer une femme, en noir elle aussi, qui regarde anxieusement à droite et à gauche. Tout à coup, la voici qui se précipite : « C’est elles, les voilà ! Maman ! » C’est la fille de la vieille, et la mère de l’idiote. Arrivée par un précédent convoi, après avoir été brutalement séparée au départ du village, elle a supplié qu’on lui permit d’attendre à Annemasse le rapatriement de ces pauvres femmes, et elle les a guettées depuis plusieurs jours. La voici au bout de cette angoisse, presque consolée de l’exode cruel pour avoir rejoint ces pauvres êtres qui sont à elle…

Mais que de séparés ne se rejoindront pas ! Que de pauvres vieillards mourront loin du pays ! Que d’enfans ne reverront jamais leur mère, emmenée en Allemagne sans eux, morte là-bas de douleur et de privations…

Le travail d’inscription se poursuit. Les fiches sont constituées en double exemplaire, dont l’un reste aux mains du secrétaire ; l’autre est remis à chaque évacué, qui doit le présenter à la sortie de la salle, pour contrôle de police. Plusieurs fois déjà on m’a prise pour une réfugiée : « Madame, vous n’êtes pas inscrite. » Le commissaire spécial, M. P…, rassure sur mon compte le secrétaire inquiet. Il y a, dans cette foule piteuse, des personnes bien mises. Quelques familles de Douai ou de Valenciennes ont demandé à rentrer, et l’ont obtenu, d’ailleurs à grand’peine, à la condition de faire partie d’un convoi d’indigens. C’est dur. Pêle-mêle anonyme et tumultueux, cela rappelle certaines gares, à la fin d’août. Des femmes s’appellent, cherchent leurs enfans, s’affolent, désemparées. Elles crient, ces paysannes, comme dans les champs dont elles sont si loin.

Une petite fille s’échappe, pleure : « Je veux aller chez nous ! » Mot poignant, qui fait, d’un coup, réaliser l’horreur de toutes ces dépossessions. Si pauvre qu’ait été le foyer, c’était « chez nous, » et c’était meilleur que la plus hospitalière maison.

Le convoi d’aujourd’hui compte 266 enfans au-dessous de douze ans, c’est plus de la moitié du contingent. Il y a des familles de huit, dix, douze enfans. On en a vu passer qui en amenaient quinze, gens du Nord, braves et dignes dans le malheur, et dont tous les parens sont au feu. Les garçons paraissent déjà résolus, leur drapeau tricolore roulé dans la