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A une famille voisine, je demande : « D’où venez-vous ? — J’habitais le village de X…, dans le Pas-de-Calais, entre Arras et Béthune ; un matin, on nous a fait venir à la mairie, à six heures, sans nous dire pourquoi ; nous avons tout laissé pour y aller, je faisais le café, on est parti avec les enfans sans l’avoir pris, et puis, à la mairie, on a attendu deux heures sans pouvoir s’en aller. Alors « ils » ont fait un appel nominal, et puis ils nous ont fait partir sans nous laisser rentrer chez nous pour emporter quelque chose ; on est parti comme ça, comme on est. »

J’interroge d’autres femmes, toutes me répondent de même. Après le départ précipité de leur village, les familles évacuées ont passé la frontière et sont arrivées à P…, en Belgique. Là, elles ont logé chez l’habitant, les unes dans des milieux aisés, couchant dans des lits, mangeant à leur faim, d’autres moins bien partagées, n’ayant que la paille d’une grange pour dormir. La nourriture n’était d’ailleurs pas mauvaise, le pain assez blanc, grâce au Comité américain[1] qui ravitaille les provinces belges occupées par l’ennemi, « mais les soldats allemands qui étaient là n’avaient que du pain noir. » On me montre ce pain. C’est le pain K, très noir en effet et peu tentant.

Des gens de Douai et de Valenciennes qui font partie de ce convoi me disent qu’ils ont été évacués comme « bouches inutiles, » « que le pain manquait et que les pommes de terre étaient très chères. »

Du pain, noir et mauvais au goût, était vendu à Douai 1 fr.10 les trois livres. On n’avait plus droit qu’à 130 grammes par jour et par personne.

Après trois semaines en Belgique, les évacués d’aujourd’hui ont été entassés dans des trains, et ils crurent qu’on allait les envoyer en Allemagne. Ils n’ont fait qu’y passer. Après trois jours et trois nuits, les voici, mais dans quel état de fatigue et de désarroi !

Un peu réchauffés par le bon café au lait, les hommes commencent à parler. Ils me questionnent : « Et la guerre ? Est-ce que ça va ? C’est vrai que les zeppelins sont venus à Paris ?

— Vous comprenez, on ne voulait pas croire ce qu’ « ils » nous disaient ! »

  1. Commission for Relief in Belgium.