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en supporter cette image très atténuée. Si, suivant une belle expression de M. Lavisse, toute souffrance non subie crée une dette, Paris doit à Bruxelles martyre de ne pas détourner les yeux de son calvaire.


Voulez-vous d’ailleurs une peinture exacte et fidèle des tortures infligées à la malheureuse Belgique depuis le mois d’août 1914 ? allez à la Comédie-Française revoir Patrie. C’est à Bruxelles, en 1568, sous la tyrannie du duc d’Albe. « Cette malheureuse ville n’est plus qu’un bivouac où l’Espagnol et ses chevaux se vautrent sur la paille à tous les carrefours. Partout des rues silencieuses et mornes, où quelque rare passant longe les murs, de peur de se heurter à des soldats ivres ! » Et plus loin : « Où l’armée royale a passé, on suit sa trace au vol des corbeaux. Des villages entiers sans habitans, tous les toits fumans, tous les murs en ruines ! » Et ce cri d’une femme folle de douleur : « Vos soldats sont entrés chez nous, ils ont pillé, volé, ils ont bu. Une fois soûls de vin, ils ont tué mon mari sous le bâton, mon fils à la braise ardente, pour leur faire dire où nous cachions notre or. Une fois ivres de sang, ils ont pris ma fille, ma fille de seize ans, innocente et pure, et se la sont rejetée de l’un à l’autre, en s’en amusant, comme ils disent, jusqu’à ce qu’elle en soit morte de honte et de rage. » Et l’épisode du sonneur : « Pauvre martyr obscur, nous te saluons : une seconde a fait de toi un héros. » Où Victorien Sardou s’était-il documenté ? Est-ce dans le livre de M. Pierre Nothomb sur la Belgique martyre ? Est-ce dans les rapports officiels sur les atrocités allemandes ? Cette « actualité » si impressionnante frappe le public. Patrie, depuis le début de la guerre, ne quitte plus l’affiche. Ce sera devant l’histoire le châtiment de Guillaume II d’avoir réveillé les souvenirs les plus exécrés du genre humain et d’en avoir dépassé l’horreur.


La Comédie-Française vient de nous donner une pièce tirée de Colette Baudoche, le roman si justement populaire de M. Maurice Barrès. Je ne veux pas laisser passer cette occasion de saluer, comme je le faisais le mois dernier pour M. René Bazin, un des écrivains dont l’œuvre, dans ces vingt dernières années, a été le plus noblement et le plus purement française. Depuis la publication des Déracinés, M. Barrès n’a cessé de creuser dans le même sillon, d’approfondir la même pensée, et de s’installer plus avant dans la conscience nationale. Très jeune, il avait fait dans la littérature une entrée brillante et tapageuse qui lui valut d’emblée et une fois pour toutes