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monde civilisé. Des hommes de tout âge et de toute condition, camelots, rentiers, fonctionnaires sont empilés dans un espace étroit, où on amène sans cesse de nouveaux lots de prisonniers. Pour nourriture une tatouille innommable et insuffisante. La nuit, pas même une botte de paille : on dort étendu par terre. La discipline, à coups de poing et à coups de crosse dans les reins. Parmi ces brutes il se trouve un être humain : M. Jodot lui devra son salut. C’est un secrétaire de guerre : la phtisie qui le ronge l’a fait classer dans le service non armé. L’approche de la mort est une terrible leçon. Ce moribond rougit de ses compatriotes et oppose à l’Allemagne d’aujourd’hui l’Allemagne de Gœthe. Un spectateur, à la première représentation, s’est, paraît-il, exprimé avec verdeur sur l’Allemagne de Gœthe. Ce n’est pas moi qui le blâmerai. J’ai toujours jugé la théorie des deux Allemagnes aussi fausse que dangereuse. Mais puisqu’elle a pu être développée sans scandale par des savans français fort estimables, elle est pour le moins aussi bien placée dans la bouche d’un Allemand.

Dans cette pièce qui n’est pas une pièce, il y a un rôle excellent, étudié avec soin et qui sue la vérité, c’est celui de l’Allemand Siegfried Weiler. Il était, avant la guerre, l’un de ces espions dont la Belgique fourmillait comme la France. Disparu de Bruxelles, le jour de la mobilisation, il y est rentré avec l’armée allemande à laquelle il sert de guide. Fraîchement accueilli par la famille Jodot, à laquelle il offre plus que jamais son amitié, — devenue une protection, — il ne se déconcerte pas pour si peu : « Moi, je n’ai pas changé : je reviendrai. » Ce portrait qui mêle la fourberie à l’orgueil, la platitude à l’insolence, et la dissimulation à l’entêtement est criant de ressemblance. Comme mot de la fin, le misérable annonce à Catherine la mort de son fiancé, Gilbert, tué à Anvers, et il se dirige vers la porte. Mais la jeune fille prend un couteau sur la table et le tue. Ainsi la Belgique, en refusant le passage aux armées du Kaiser, a voué l’Allemagne à sa perte.

La Commandantur a la valeur d’un document. C’est le premier qui nous arrive sur l’occupation allemande à Bruxelles. A Londres où la pièce de M. Fonson a été jouée avec succès, elle a fourni à nos Alliés des raisons nouvelles de haïr nos ennemis communs. Elle n’a eu en France qu’un petit nombre de représentations. Le spectacle était douloureux, je le répète, et la seule vue de l’uniforme allemand sur la scène met en nous un bouillonnement de colère. Mais puisque la réalité est cent fois plus atroce, il me semble que nous pouvions