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noblement, avec une ardeur et une intrépidité singulières ; et à côté d’elle la Pologne attend, pleine d’un doux espoir mêlé d’un peu de crainte, comme une jeune femme qui sait qu’elle se mariera si son fiancé a la chance de revenir vivant de la guerre. »


M. Graham a même le plaisir de pouvoir nous apprendre, dans un autre chapitre de son livre, que ses espérances touchant une prochaine réalisation de la mémorable promesse du grand-duc Nicolas se trouvent entièrement partagées par le ministre des Affaires étrangères de Russie, M. Sazonof. « Le ministre, nous dit-il, m’a parlé avec enthousiasme de la future restauration de la Pologne, en ajoutant que la Russie aurait dû mettre fin depuis longtemps à sa querelle avec un peuple de frères lourdement éprouvé. » Pareillement, M. Sazonof estime que la récente prohibition de l’eau-de-vie conservera toute son autorité après la conclusion de la paix, et contribuera désormais, « avec une efficacité extraordinaire, au développement pacifique de la Russie. »

L’entretien tout intime de l’écrivain anglais avec le ministre russe a eu lieu à Petrograd, où M. Stephen Graham, en véritable « excentrique » de son pays, n’était encore jamais venu jusque-là, malgré ses longues années de séjour en Russie. La capitale brusquement improvisée, jadis, par Pierre le Grand lui avait toujours inspiré une certaine méfiance ; et voici que, pour comble de malheur, sa « découverte » de Petrograd, il y a quelques mois, s’est accomplie par un temps pluvieux et sombre, aussi peu fait que possible pour l’aider à vaincre ses préventions anciennes ! A cet amoureux passionné de la lumière et de la gaieté russes, Petrograd est apparu comme un vaste cimetière ; et je ne serais pas étonné que le souvenir « lugubre » qu’il en a rapporté reposât en partie sur les mêmes motifs qui avaient amené précédemment son confrère américain, M. Stanley Washburn, à reconnaître dans la capitale russe l’une des cités « les plus brillantes » de l’Europe.


Je me suis promené dans la célèbre Perspective Nevsky. Ses maisons, ses magasins, ses édifices publics offrent une discordance singulière d’altitudes et de dimensions, comme auf.si de couleurs et de formes. Des bâtisses nouvelles de vingt étages dans le goût des « maisons-réclames » de New-York, y voisinent avec des arcades couvertes qui s’inspirent des bazars de l’Orient, et avec d’énormes blocs de pierre officiels ayant la teinte rougeâtre d’une eau boueuse mélangée de sang. C’est une longue rue droite et plate avec des réverbères électriques au milieu de la chaussée, et où défilent infatigablement des tramways peints en rouge, de rapides drojhis aux nuances bariolées, des