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correspondant du Times s’est forcément borné à nous décrire l’apparence extérieure. Pour ne rien dire du surcroît de lumière qui n’a pu manquer de venir, à M. Graham, de l’incessante compagnie d’un petit volume de poche renfermant la série des drames historiques de Shakspeare. Ne nous raconte-t-il pas lui-même qu’un soir, dans une chambre d’auberge de Pologne, les yeux encore tout remplis de l’horrible image d’une vingtaine de créatures innocentes qu’avait pulvérisées le passage meurtrier d’un zeppelin, et avec le cœur cruellement gonflé de haine à l’égard du souverain qu’il avait bien raison de tenir pour l’unique auteur responsable de ce crime, il a soudain retrouvé son équilibre intérieur en relisant le monologue immortel où un autre des grand criminels de l’histoire, Richard III, s’efforce vainement de résister aux assauts de sa propre conscience ? « O lâche conscience, n’auras-tu point pitié ? » Ou bien encore : « Il me semblait que les âmes de tous ceux que j’avais fait périr accouraient vers ma tente, chacune d’elles agitant la menace d’une vengeance prochaine sur la tête de Richard ! » Et M. Graham a songé, une fois de plus, à tout ce qu’avait d’éminemment « slave » cette profonde compassion du poète anglais qui, pareil à l’auteur de Crime et Châtiment, « a tenu à nous donner tout entière l’âme de son héros, au lieu de l’expédier simplement comme un bas criminel. » A chacune des étapes de son exploration du « front » russe, l’œuvre bienfaisante de Shakspeare l’a ainsi approvisionné d’indulgence et de sagesse, en même temps qu’elle l’aidait à percevoir le fonds « éternellement humain » des scènes changeantes du nouveau drame historique dont il était témoin.

Écoutons-le, tout d’abord, nous expliquer l’opposition radicale des deux esprits de l’Allemagne et de la Russie : « Entre toutes les nations du monde, il n’y en a point qui soit faite pour inspirer aux Allemands autant d’aversion que les Russes. Caractère, tempérament, pensée, tout cela, chez le Russe, est en contradiction absolue avec les élémens distinctifs de l’âme allemande. La subtilité du Russe et son indépendance, son mysticisme et son dédain du sens pratique, son manque d’ordre et de propreté, autant de choses à jamais intolérables pour l’Allemand. Toujours ce dernier éprouve une impression de dégoût en franchissant la frontière russe. Pénétrer en Russie, échanger la vue des villes bien bâties et des belles routes de la Prusse Orientale contre celle du désert de la Pologne russe, c’est pour lui descendre dans un monde inférieur, et un monde qui a grand besoin d’être enfin tiré de son abaissement. »