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Se rappelle-t-on, par exemple, la subtile et touchante analyse que nous a faite M Graham des motifs divers de la ferveur quasiment « religieuse » qui conduit le soldat russe à immoler volontiers sa propre vie et celle de son adversaire sur « l’autel » sacré de son patriotisme ? Il y a dans ce sentiment des nuances qui, pour être perçues, exigeaient une longue familiarité du caractère slave, et qui n’ont pu manquer d’échapper à l’observation, moins approfondie, du journaliste américain. Et pourtant, voici ce que nous bisons dans l’un des derniers chapitres de la suite des lettres de M. Washburn :


Au lendemain de mon arrivée à Petrograd, je signalais l’esprit nouveau de la Russie et l’entrain souriant avec lequel les troupes se rendaient au combat. Après avoir, depuis lors, passé plusieurs mois « sur le front, » après avoir vu des centaines et des milliers des mêmes soldats sur les routes, dans les tranchées, et dans les hôpitaux, j’ai conscience de ne m’être nullement fait une idée exagérée de l’esprit de la nouvelle Russie. Pas un de ces obscurs acteurs du grand drame, naturellement, n’avait désiré la guerre, et je suppose qu’il n’y a pas un d’eux qui n’aspire à la fin prochaine de l’épreuve : mais tous, à peu près sans exception, tous admettent celle-ci avec résignation. Leurs fatigues et leurs pertes, leurs privations et leurs blessures, tout cela leur apparaît comme autant de choses nécessaires et inévitables. Nulle trace dorénavant, sur leurs visages, de l’absolu désespoir que j’y découvrais naguère, en Mandchourie. La note dominante de l’expression de leurs figures d’à-présent, dans chacune des occasions où j’ai pu les étudier, est un consentement simple et aisé, voire satisfait, à subir tout ce qui sera indispensable pour le succès final d’une cause qu’ils comprennent et approuvent de toute leur âme.

J’ajouterai que le soldat russe est, pour moi, l’homme le plus « philosophe » du monde entier. Je l’ai observé notamment dans les hôpitaux : privé d’un bras ou d’une jambe, la tête écrasée, couvert d’horribles plaies de toute espèce, que si seulement il a la force de parler, il murmurera son Nitchevo ! qui signifie quelque chose comme : « Qu’importe ? » Et il faut s’être rendu compte des sentimens qui imprègnent la vie de ces hommes à l’arrière du « front » pour ne pas s’étonner des exploits qu’ils accomplissent, tous les jours, sur le champ de bataille, où les soutient et les stimule encore l’exemple de leurs chefs et de leurs compagnons.


Ainsi l’admiration de M. Washburn pour le soldat russe va toujours grandissant ; et s’il ne serait pas vrai de dire que sa sympathie secrète pour l’Allemagne s’efface de son erreur dans la même proportion, du moins le voyons-nous obligé de reconnaître, avec une évidence tous les jours plus impérieuse, à la fois l’insuccès de l’agression allemande et quelle part considérable revient, dans cet insuccès, à la maladresse ou à l’imprévoyance de l’agresseur lui-même. Dès le