Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 27.djvu/431

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hommes, d’apparence vaguement civilisée. Il y aura une chimie, une mathématique, une esthétique, des théâtres et des armées, des romans et des statues, des steamers et des avions, des téléphones et des fils télégraphiques, des machines nouvelles, merveilleuses. Tout de même, l’esprit français aura disparu avec les Français, et j’ai la faiblesse d’en concevoir un amer regret.

Même, si j’étais Russe, ou Anglais, ou Américain, je ne penserais pas très différemment : et je trouverais lamentable que cette illustre nation française s’amoindrît sur la scène du monde au point de n’y tenir plus qu’un rôle effacé. La pensée française, telle qu’elle a brillé depuis Descartes jusqu’à Pasteur, depuis Rabelais jusqu’à Victor Hugo, a été assez puissante dans l’évolution humaine pour que son anéantissement ne soit pas un désastre mondial. La France a joué un trop grand rôle dans l’histoire pour se contenter de n’être plus demain qu’un brillant souvenir historique.

Combattre les armées de Guillaume, cela est urgent, puisque les armées de Guillaume ont presque touché les murailles de Paris, pillant nos maisons, martyrisant nos concitoyens, dévastant nos provinces. On lutte avec vaillance contre les envahisseurs, parce que la menace est toute proche ; mais contre l’autre danger, plus redoutable, plus fatal, plus menaçant peut-être, on ne veut pas s’armer, parce qu’on ne sait pas voir les choses lointaines.

Aussi, ne songeant qu’à l’heure présente, les Français d’aujourd’hui ne veulent-ils pas regarder en face le sombre avenir. Ils ne se révoltent pas contre la diminution future du nom français ; car ils ne se soucient que de l’immédiat. Ils savent cependant que dans quelque quarante ans les Français n’occuperont plus qu’une petite place parmi les humains : 25 millions de Français contre 250 millions de Russes et 250 millions d’Américains. Mais ni les gouvernemens, ni les académies, ni les parlemens, ni les journaux n’ont d’angoisse. Ils ne se laissent pas détourner de leur sommeil par la vision d’une destinée trop certaine.

Au demeurant, l’indifférence sceptique de nos compatriotes, même des meilleurs, se comprend assez bien. Car de cette natalité faible ils ne souffrent pas. Ni leurs plaisirs, ni leurs intérêts ne sont (en apparence) lésés. Et en effet, le mal ne pèse