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grand Roi », et ce titre ne lui était pas contesté même par ses ennemis. Devenir sujet du Roi Très Chrétien ne donnait pas l’impression d’une deminutio capitis. Tout au contraire : même sous Louis XV, alors que la France est en décadence au point de vue militaire et politique, sa primauté intellectuelle n’est pas atteinte. Le grand Frédéric flatte le roi Voltaire. Son frère habite Paris et finit par y oublier sa langue maternelle. Anacharsis Cloots, baron prussien de bonne souche, se plaisait à rappeler qu’aux Écoles des Cadets les élèves-officiers de sa génération ne savaient pas l’allemand. Devenir Français, le devenir de plein gré n’avait donc rien que d’attirant pour une âme bien née.

Mais il y a autre chose. C’est en devenant Française que l’Alsace est devenue l’Alsace. Sa personnalité morale s’est dégagée au moment même, — et par le fait même, — de son entrée dans l’unité française. Il fallait, pour que l’Alsace devint réellement une de ces petites patries dont l’union fait la force de la grande, qu’elle fût libérée de la complication féodale qui comprimait son élan. Heureusement, ce travail de simplification a été favorisé par les circonstances. Dans la foule des petits organismes politiques entre lesquels se morcelait le pays, il s’en trouvait beaucoup qui, au xviie siècle, appartenaient encore à de vieilles familles indigènes, enracinées au sol, mêlées à tout son passé, vivant sur leurs terres de la même vie que leurs sujets et y dépensant leurs revenus. Au contraire, au xviiie siècle, la plupart de ces maisons sont éteintes, et leurs terres ont passé à des héritiers allemands, qui ne viennent plus en Alsace, qui en tirent des revenus pour les dépenser ailleurs, et qui y sont non seulement étrangers, mais impopulaires. Les « princes possessionnés, » comme on les appelle, détiennent un sixième du territoire, sont exempts d’impôts, et ne contribuent ni directement, ni indirectement, aux charges publiques. On le leur reproche aigrement. À la veille de la Révolution, on les accuse de toutes parts d’ « accaparer l’argent de l’Alsace sans servir en rien l’Alsace. » La « Commission intermédiaire, » nommée par l’Assemblée provinciale d’Alsace en 1787 pour « préparer tous les objets qu’elle croirait utiles, » ne craignit pas de se faire l’écho de ces plaintes. Et quand, après la nuit du 4 août, ces princes possessionnés protestent contre l’abolition de leurs droits féodaux, ils soulignent leur qualité de parasites et portent