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par conséquent, en temps de paix, nous vivons tous à la surface de notre être. Nous nous ignorons nous-mêmes ; nous ne savons ni ce que nous sommes, ni ce que nous pouvons être. Dans les profondeurs de nous-mêmes sommeillent, à notre insu, des énergies qui risquent fort de ne jamais s’éveiller et de périr ensevelies avec nous, mais qui, à l’appel de la destinée, peuvent aussi affleurer au dehors, briser le cadre des habitudes prises, s’exercer et se déployer avec d’autant plus d’intensité qu’elles sont plus fraîches, plus neuves, moins émoussées par l’action. La guerre, cette rude école d’ascétisme involontaire, est incomparable pour transformer et repétrir les âmes. Elle brusque les indolences, fait violence aux égoïsmes, force aux paris rapides et définitifs. Elle déchaîne les puissances de sentiment. Elle exalte la volonté. Par les idées qu’elle suggère, par les émotions qu’elle provoque, par les visions terrifiantes ou sublimes, qu’elle met quotidiennement sous nos yeux, elle fait surgir presque en chacun de nous un être nouveau, plus vibrant, plus jeune, plus riche, à la fois plus profond et plus complet. Elle met fin aux préventions superficielles, aux faciles objections du respect humain ; elle pose avec une force si impérieuse le tragique problème de la mort et de la destinée qu’elle écarte d’avance les réponses dilatoires et les solutions insincères. Et cet état d’âme est éminemment propice aux aspirations religieuses.

Ne nous étonnons pas qu’il soit très répandu aujourd’hui parmi nous. Il n’est pas nécessaire d’être un bien grand philosophe pour comprendre que nous vivons en ce moment l’une des heures capitales de l’histoire humaine, la plus considérable assurément que le monde ait vécue depuis la Révolution française. Plus on étudiera dans ses origines, dans ses caractères, dans ses conséquences, le terrible conflit où nous sommes engagés, et qui met aux prises non pas seulement deux groupes de peuples et deux races, mais deux civilisations, ou plutôt la barbarie et la civilisation même, plus on reconnaîtra qu’il va dans ce moment d’histoire quelque chose, sinon d’unique, tout au moins de véritablement extraordinaire. Dans ce tumulte des événemens qui se pressent, des questions historiques qui se greffent les unes sur les autres et qui vont recevoir la solution qu’elles attendent depuis plusieurs siècles, on a peine à ne pas voir comme l’impatience d’un maître suprême qui débarrasse la