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commune de la défense nationale. Tous les membres de la grande famille française se sont rapprochés les uns des autres dans cette crise ; l’identité des préoccupations, des espérances ou des tristesses a créé comme un vaste courant de sympathie générale où venait se fondre ou s’atténuer tout ce qui, dans la vie habituelle, en séparant les conditions, rend les âmes si souvent étrangères les unes aux autres. Ces deux femmes qui pleurent leurs fils tués à l’ennemi se sentent sœurs dans la même infortune, et leur douleur oublie un moment l’indifférence mutuelle où, hier, elles vivaient à l’égard l’une de l’autre. Que d’autres exemples nous avons tous eus sous les yeux, depuis quelques mois, de ce resserrement du lien social ! « Vous ne sauriez croire, disait cet autre, combien, depuis la guerre, on est plus aimable dans les tramways ! » Et ce n’est pas là une simple boutade. Il est à croire et à espérer que ce généreux état d’âme survivra à la crise présente, et, pour y correspondre, les écrivains feront bien de ne pas se poser en professeurs d’individualisme.

Je ne leur conseillerai pas non plus de jouer aux professeurs d’immoralité. Nous avons à cet égard, avouons-le, commis jadis plus d’une imprudence. L’une des preuves que les Allemands donnent le plus volontiers de notre soi-disant décadence, — cette décadence à laquelle ils ont cru avec la plus grossière naïveté, — c’est « l’immoralité » de notre littérature. On sait que les Allemands ont toujours été persuadés qu’ils étaient le plus « moral » des peuples de la terre. Comme ils ne sont pas pharisiens, on les entendait s’écrier plusieurs fois par jour : « Seigneur ! que nous sommes moraux ! Nous te bénissons, Seigneur, de nous avoir créés à ton image, et si différens de ces Français corrompus ! » Nous autres, gens modestes, sans même rappeler certains procès scandaleux qui en disent assez long sur l’état de leurs « mœurs, » nous attendrons, pour parler de la « moralité » des Allemands, qu’ils se soient justifiés de tous les crimes de droit commun qu’ils ont commis en Belgique, en Pologne et en France ; mais nous reconnaîtrons que les plus bruyans et quelques-uns des plus connus d’entre nos romanciers ont pu, par la liberté de leur langage, de leurs peintures ou de leurs sujets, donner le change à certains lecteurs prévenus ; et nous engagerons les jeunes écrivains à ne plus fournir à nos adversaires de trop faciles prétextes à de spécieuses calomnies.