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on savait que ce n’était qu’une question de jours, et, le 19/31, l’événement eut lieu, avec un calme et un ordre parfaits : il était soigneusement préparé de longue main et aucune opposition sérieuse n’était possible. J’eus, pour ma part, les premiers indices du changement qui se préparait pendant une visite que je faisais avec notre premier drogman, M. Onou, au grand vizir, dans son ïaly[1] de Bébek. Nous arrivâmes bien avant midi, et le domestique nous pria d’attendre dans la grande salle qui fait le milieu des habitations turques, nous disant que le pacha avait une visite. Comme il n’y avait pas de kavass qui indiquât une visite diplomatique, et qu’il n’était pas d’usage de faire attendre des diplomates pour des visiteurs indigènes, à moins que ce ne fussent des ministres, M. Onou demanda qui était chez le grand vizir. « Un scheikh, » lui répondit-on. Nous vîmes, en effet au bout d’une vingtaine de minutes, sortir, d’un des petits salons qui entourent la grande salle, un petit vieillard en costume de derviche, que Mehmed Ruchdi pacha reconduisait jusqu’à l’escalier avec des marques de grande vénération. Comme il s’excusait de nous avoir fait attendre, M. Onou lui demanda qui était ce personnage si important. « Un scheikh, que je connais d’ancienne date, » répondit le pacha. Et il changea immédiatement de conversation. « Il y a là quelque chose qui se mitonne, » me dit M. Onou, lorsque nous sortîmes, « cela doit se rapporter au changement du règne. » Son flair ne l’avait pas trompé. Mehmed Ruchdi lui avoua plus tard que c’était justement pendant cette matinée que les détails relatifs au détrônement de Mourad, le côté légal, la question du fetva, tout cela avait été réglé avec le concours de ce scheikh, qui servait d’intermédiaire entre le ministère et Abdul Hamid.

Prévenu que le changement était imminent, je me suis empressé d’en aviser Pétersbourg et de solliciter des ordres pour que, lorsque l’événement aurait lieu, je ne me trouvasse pas pris au dépourvu : je devais aussitôt entrer en rapports avec le régime nouveau, que, d’ailleurs, nous avions intérêt à nous empresser de reconnaître, par opposition au gouvernement de Mourad, qui avait été installé malgré et même contre nous. Je fus donc autorisé à reconnaître sans retard Abdul Hamid, dès qu’il aurait été proclamé, et c’est ce que nous fîmes les premiers,

  1. « Ïaly, » maison de campagne.