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qu’il avait l’ordre de leur inspirer. Il l’a avoué lui-même plus tard.

C’est au milieu de ces événemens que le général Ignatieff se décida enfin à demander un congé. Il quitta Constantinople vers le 10 juillet, après avoir, quelques semaines auparavant, expédié en Russie sa belle-mère, ses enfans et sa femme. La tâche n’était pas facile ; notre position était déplorable, la situation intérieure de la Turquie détestable. La guerre venait d’être déclarée par la Serbie et le Monténégro : toute la Turquie d’Europe était donc en feu et nous avions devant nous un Ministère dont le membre dirigeant, Midhat pacha, nous était foncièrement hostile et suivait en tout les avis de sir Henry Elliot. Pour surcroît de difficulté, l’enthousiasme qui s’était emparé du public russe provoqua un mouvement de volontaires vers la Serbie. Le général Tchernaieff était nommé commandant des troupes serbes avec le colonel Komaroff pour chef d’état-major, dont la plupart des membres étaient Russes. C’était une guerre déguisée que nous faisions à la Turquie, et, naturellement, notre situation diplomatique vis-à-vis d’elle s’en ressentait. Comme contre-partie, la Porte a aussi fait appel à des volontaires pour aller combattre contre les Serbes, et des masses de Musulmans qui prenaient le titre prétentieux de Guenullu, hommes de cœur, venaient s’enrôler sous les drapeaux. Les villages mêmes du Bosphore, voisins de Buyukdéré, en fournissaient, et ces gens accompagnés de bandes de voyous et précédés de drapeaux et de tambours passaient bruyamment devant la porte de l’ambassade en s’arrêtant parfois pour pousser des vociférations menaçantes La situation n’avait rien d’agréable, ni même de rassurant. Les habitans chrétiens de Buyukdéré étaient saisis de peur ; on colportait continuellement des bruits de prochains massacres ; il était presque dangereux de se risquer dans la partie turque du village de Buyukdéré, appelé Sary-Yary ; on y recevait des insultes, et même des coups de pierre. Un soir de juin que nous revenions d’une promenade à cheval avec le général et Mme Ignatieff, il s’en fallut de peu que nous n’eussions des histoires fort désagréables. Un autre soir, durant mon intérim, la panique était si grande parmi les habitans de Buyukdéré que plusieurs d’entre eux vinrent tout effarés me demander de leur donner refuge à l’ambassade pour la nuit. Je les calmai de mon mieux en promettant de faire prendre des mesures