maître de la situation. Le peuple, ne le voyant plus paraître aux selamlik, commençait à murmurer. D’après les anciennes traditions turques, lorsque le Padischah ne se rend pas à la prière du vendredi deux fois de suite, c’est qu’il est mort ou indigne de régner, et il y a tel Sultan qui se traînait à la mosquée mourant, ou que, même déjà mort, on exposait à la fenêtre avant d’avoir disposé de sa succession, pour calmer l’agitation populaire. Mourad était invisible. On le disait malade, on donnait des détails sur sa maladie imaginaire ; le bruit ne tarda pas à s’accréditer qu’il était fou ; il s’agissait seulement de savoir comment on ferait pour s’en débarrasser et justifier ce nouveau changement de règne aux yeux du peuple et de l’Europe.
A côté de ces graves préoccupations intérieures, la situation politique devenait aussi de jour en jour plus critique. La Bosnie et l’Herzégovine, aidées presque ouvertement par le Monténégro, avaient à peu près secoué le joug ottoman ; une révolte avait éclaté en Bulgarie et la dévastation y était portée par les bachibouzouks ; les villages environnant Philippopolis étaient en feu ; des massacres avaient lieu partout où les Turcs réussissaient à réprimer la révolte. La presse européenne en était saisie, et le vieux Gladstone tonnait contre les atrocités bulgares. Un mouvement puissant de l’opinion publique se produisait en Europe en faveur des chrétiens. Des correspondans étrangers, même américains, allaient voir sur les lieux les dégâts commis et les traces des actes barbares des Turcs. La Serbie et le Monténégro en profitaient pour se lever, eux aussi, contre la Turquie et lui déclarer la guerre, que l’opinion publique russe surchauffée par les Comités slaves soutenait moralement. Le général Ignatieff poussait à la roue, espérant sortir ainsi de la situation inextricable où l’avait placé la marche des événemens intérieurs en Turquie. J’étais alors sincèrement sympathique à sa manière d’agir, étant convaincu que tout ce qu’on racontait était la vérité. C’est seulement plus tard que j’ai appris combien il y avait d’exagération et dans le mouvement prétendu unanime des Herzégoviniens et dans les atrocités turques, et dans les récits réputés impartiaux du correspondant du New York Herald, Mac Guhan, et du consul des États-Unis, Schuyler, qu’Ignatieff avait envoyés en Bulgarie accompagnés par le prince Tzérdtélew, lequel leur fit voir et écrire ce qu’il voulait ou plutôt ce