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Au milieu de cette masse de piétons et de voitures, nous ne trouvâmes pas le kavass et, ne voulant pas manquer la cérémonie, nous primes la résolution, assez peu prudente je dois le dire, de nous y rendre tout seuls, sans aucune protection officielle, malgré l’excitation extrême des esprits et le fanatisme qu’on savait régner parmi les softas. Ces derniers formaient en effet, si ce n’est la partie majeure de la population, en tout cas la plus agitée, la plus enthousiaste. C’est avec peine que nous pûmes atteindre la place de Sainte-Sophie. Là une foule était si compacte qu’il n’y avait plus moyen d’avancer. Nous dûmes nous arrêter assez loin de l’entrée de la mosquée. Toute la place depuis la Porte du Sérail était bondée de monde. Le cortège parut et toute cette foule se précipita à la rencontre du Sultan avec un enthousiasme et des cris de joie tels que j’en ai rarement vu et entendu de semblables dans ma vie. Les softas étaient aux premières places. Ils se pressaient pour apercevoir, ne fût-ce que de loin, le souverain qu’ils venaient d’élever au trône. Ils l’acclamaient avec frénésie. Nous dûmes monter sur les sièges du landau pour apercevoir de loin Mourad sur un beau cheval blanc, couvert du manteau traditionnel et saluant la foule qui l’entourait. Quelques softas qui ne parvenaient pas à s’approcher du cortège pour le voir aussi nous demandèrent poliment la permission de monter dans notre landau. Deux d’entre eux, dont un jeune homme très beau, avec des traits tins, fiers et distingués, grimpa sur le siège du cocher et criait de là d’un air exalté. Tout se passa cependant dans le plus grand ordre, malgré l’absence totale de police. Il n’y avait que fort peu d’Européens. C’est à peine si on apercevait par-ci par-là un chapeau au milieu de cette mer de fez et surtout de turbans. Notre position pouvait être considérée comme peu sûre, mais avec ces foules orientales la hardiesse et la bonhomie sont encore ce qui sert le mieux. Lorsque le cortège fut passé, les deux softas qui étaient dans notre voiture descendirent, après nous avoir remerciés de notre hospitalité. Aucune question, aucune explication ni observation, quoique nous fussions des « ghiaours. » Lorsque nous descendîmes vers le pont, à la bifurcation des rues, un grand encombrement se produisit. On s’écrasait, et notre voiture, presque seule au milieu de ces piétons, devenait, pour eux, réellement un danger. Nous fûmes obligés de nous arrêter : la foule passait, des softas nous entourèrent de