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communication officielle de la Porte fut faite aux ambassades, les stationnaires se pavoisèrent pour s’associer à la fête officielle ottomane.

Le général Ignatieff s’opposa à cette manière d’agir et protesta contre la révolution en s’abstenant de toute manifestation et de tout rapport politique avec le nouveau régime. L’ambassadeur d’Allemagne suivit, autant qu’il m’en souvient, son exemple. Cette attitude de l’ambassadeur de Russie ne laissa pas d’inquiéter les auteurs de la révolution. Ils savaient Ignatieff dévoué à Abdul Aziz ; ils le savaient très influent même parmi les Turcs et disposant de beaucoup de moyens d’action ; ils redoutaient de sa part une contre-révolution à l’aide des marins qui étaient attachés au Sultan déchu, lequel avait été le vrai créateur de la flotte cuirassée turque, complètement disparue depuis. C’est ce qui explique pourquoi, le jour de la révolution, un bâtiment de guerre avait été envoyé à Buyukdéré. On craignait qu’à la nouvelle d’un soulèvement, l’ambassade de Russie ne provoquât quelque mouvement contraire qui pouvait certainement avoir des chances de réussite. Toutefois, on ne pouvait pas rester éternellement à bouder le nouveau Sultan, assez innocent de tout ce qui était arrivé, et avec qui le général Ignatieff avait eu naguère des relations secrètes. Nous finîmes donc par reconnaître Mourad et par entrer en rapports officiels avec son gouvernement, en attendant que, ayant ceint le sabre de Mahomet, — ce qui est une manière de couronnement turc, — il commençât à recevoir les lettres de créance des représentans étrangers. Ce moment ne devait, hélas ! jamais arriver. Mais la vie intérieure ottomane prit aussitôt son cours habituel sous le nouveau khalife. Sa première apparition devant le peuple devait avoir lieu le vendredi, où il allait se rendre à la mosquée. On annonça qu’il irait à Sainte-Sophie. La princesse Troubetzkoï et M. Tolstoï voulurent absolument aller voir cela. Je m’associai à eux et nous primes avec nous un jeune drogman, M. Lischine. Un kavass devait nous attendre sur le pont de Galata où nous nous rendîmes en calèche ouverte. Une foule énorme se portait à Stamboul pour assister à cette première rencontre du nouveau Padischah avec son peuple, qui, malgré son attachement pour Abdul Aziz, était pénétré d’enthousiasme pour le jeune souverain auquel s’attachaient tant d’espérances et dont on disait en général beaucoup de bien.