Abdul Hamid, frère puîné de Mourad et son successeur, a vu les scènes qui se passaient à Dolma Baghtché et entendu les cris des femmes, les vociférations des soldats : c’est de là que datent ses premières défaillances nerveuses, qui ont successivement dégénéré en manie de la persécution, maladie dont il souffre encore aujourd’hui, et qui va toujours en croissant.
La nouvelle de la catastrophe nous est parvenue de la façon suivante. L’ambassade était déjà à Buyukdéré où elle avait déménagé le 1er mai, un samedi. Le lendemain soir, le 2, Mme Ignatieff revenait de Russie et amenait avec elle son oncle, M. Théophile Tolstoï et la princesse Nadine Troubetskoi Tchetvertinsky, qui avait déjà visité Constantinople en 1872 et qui, étant très liée avec la princesse Galitzine, voulait encore une fois la revoir et renouveler ses bonnes impressions du Bosphore. Le vendredi suivant, j’allai en kaïque avec la princesse Troubetskoi au sélamlik, qui avait lieu à la mosquée d’Orta Keui. Le temps était superbe, nous balancions doucement sur l’eau en face de la jolie mosquée et avions vu arriver le sultan Abdul Aziz. Il était venu par terre, mais les beaux calques dorés étaient rangés le long du quai. Nous vîmes toute son escorte et lui-même descendre de cheval et entrer dans la mosquée. C’était son dernier selamkik et la dernière fois qu’il se montrait à son peuple. Le mardi suivant, ma femme n’était pas encore revenue de Russie, j’avais invité à déjeuner la princesse Troubetskoï, Mme Ignatieff et un ou deux collègues, et, profitant du mauvais temps, — il pleuvait à verse, — je restais tranquillement chez moi à lire, lorsque vers neuf heures brusquement entre notre premier secrétaire, M. Basily : « Vous ne savez pas ce qui se passe, me dit-il d’un air effaré, il y a une révolution à Constantinople, on n’en a aucune nouvelle, il parait qu’on se bat dans les rues, et qu’on entend le canon, mais les communications sont interrompues. Les chirkets (petits bateaux à vapeur faisant le service sur le Bosphore) ne circulent pas, le télégraphe est militairement occupé, pas moyen de correspondre avec la ville ; on ne laisse sortir personne de Buyukdéré et un bâtiment de guerre est venu s’embosser devant l’ambassade, contre laquelle il a braqué ses canons. Le général Ignatieff est très agité, il croit qu’Abdul Aziz est tué. Camara, notre banquier grec devenu sujet russe et habitant également Buyukdéré, est accouru ; on ne l’a pas laissé aller en ville, il craint pour sa fortune. Enfin