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m’écouta tranquillement ; la princesse Galitzine, qui croyait à l’infaillibilité de son gendre, suivait mon exposé avec quelque inquiétude, tandis que Mme Ignatieff semblait l’approuver. « Certainement, c’est un moyen, me dit enfin Ignatieff, mais c’est très difficile, surtout dans le moment actuel. » Et il quitta la chambre. Il sentait au fond que j’avais raison, mais n’avait pas le courage de prendre une résolution aussi radicale, à cause surtout de l’absence totale chez lui de programme clair et d’idées arrêtées sur le développement ultérieur que l’on pouvait donner à l’affaire. Ce manque de système était le défaut capital de cet esprit si vif et si fin du général Ignatieff, qui, malheureusement, ne voyait pas toujours la suite des choses, le lendemain tout au plus, mais pas au-delà, ou plutôt pas la solution finale des difficultés qu’il savait si bien vaincre à mesure qu’elles surgissaient, sans y trouver un remède général. Et c’est pour cela qu’il a échoué dans toute sa carrière.

Peu de jours après cet entretien, Mme Ignatieff, m’annonça brusquement qu’elle partait pour Pétersbourg. Le frère de son mari se mariait ; elle allait assister au mariage, et j’ai bien le soupçon qu’elle était aussi un peu chargée de voir quelles étaient en Russie les dispositions et de tâcher de faire prévaloir, dans un certain milieu, les idées de son mari. Pendant son absence, les affaires marchèrent avec une rapidité vertigineuse, de sorte qu’à son retour, trois à quatre semaines plus tard, la situation était totalement changée. C’était surtout dans l’état intérieur de la Turquie, et nommément dans la plus haute administration et à la tête du gouvernement, que la transformation avait eu lieu. Le mécontentement, depuis longtemps latent, devenait de plus en plus manifeste et des signes d’un grand malaise intérieur se multipliaient.


Des bruits de réunion de softas, ces fauteurs de troubles privilégiés, circulaient avec persistance ; on parlait de grands achats d’armes, qui auraient été faits dans le bazar ; on disait que la population musulmane exaspérée s’armait pour massacrer les chrétiens ; toutes ces nouvelles arrivaient journellement, de plus en plus graves, et provoquaient parmi les Européens une inquiétude qui prenait le caractère d’une panique.

Un jour que, selon l’habitude, j’étais venu à quatre heures